Écrite sur le thème de L'OUBLI, cette nouvelle autobiographique. Bonne découverte !

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L’appel de l’Ange noir

Il y a une quinzaine d'années, la veille de Noël, Richard a perdu la mémoire suite à un terrible accident de voiture. Sans repères, ni dans le temps ni dans l'espace, souffrant surtout de l’effacement quasi instantané du présent, le moindre acte de sa vie flottante devient décousu, étrange et incohérent, parfois risqué lorsque le gaz reste allumé ou que le chemin de l’appartement ne peut pas être mémorisé. Un présent aussitôt évaporé, sans traces ni émois ni sentiments durables. Un vrai faux présent cotonneux, non structuré, amputé de surcroît des racines de l’enfance et des fleurs d’espérance que peut promettre l’avenir. C’est ce que d’aucuns appellent un handicap invisible. Mais tellement invalidant ! C’est pourquoi, depuis ce jour funeste, plusieurs fois par semaine, Victor est devenu l’auxiliaire de vie de Richard, en quelque sorte sa boussole, ou, pour parler moderne, son GPS humain.

Bizarrement, certains repères, comme des ruines indestructibles, restent intacts, entre autres la maîtrise impeccable de la langue anglaise. Pas dans la lecture ni l’écriture, mission impossible ! mais dans les sillons des vieux disques que Richard écoute en boucle. Dans cette ambiance, pendant de longues heures, pour passer le temps, il s’adonne à l’agencement de puzzles, même si jamais il n’en acheva un seul. Pas une seule fois ! Non que ce soit pour lui un exploit hors de portée. Mais sans doute perçoit-il confusément l’absurdité de ce jeu répétitif et monomaniaque, plus encore la vacuité solitaire d’un train-train sans amarres ni futur : faire…défaire…refaire, chaque jour, du matin au soir, en toute saison. Souvent, quand Victor range les nombreuses boîtes éparses, cette ténacité sans but le trouble et le touche. Mais ce qui sauve Richard, fait lien et sens entre son auxiliaire de vie et lui, c'est la musique. C'est elle qui lui permet de survivre et de savourer encore son existence recluse et monotone, malgré les soins assidus et la présence souvent espiègle de Victor. La musique… Comme un fil ténu dans un labyrinthe sonore dont Richard, seul, suit l’imperceptible fil conducteur, fragile sillage d’infimes miettes ça et là semées, comme dans l’obscure forêt de Charles Perrault. Et cette musique enchanteresse, c'est la passerelle qui relie les deux hommes.

— Hello, Vic ! Qu'est-ce que tu veux écouter aujourd'hui ? Va choisir.

Voici la phrase rituelle qui accueille Victor dès son arrivée, davantage injonction qu'invitation. Il faut dire que Richard est un passionné de rock, possédant quelque 500 microsillons qu'il a collectionnés avec amour avant son aquaplaning. Grâce au collectionneur, son auxiliaire a découvert, lui, le féru de Bach, The Cure, J.J. Cale, The Flamin' Groovies, The Passions, Gong, etc. Certains jours, Victor n’a guère l'oreille à ça (le repas à préparer, des courses urgentes à faire…) mais jamais, jamais il ne repousse ou diffère l’offre de son patient ; elle reste prioritaire car, toute l’utilité sociale de Richard et son estime de soi semblent désormais passer par la tardive et minutieuse initiation de son visiteur au rock'n'roll. « Va choisir ! » Victor hoche la tête et obtempère.

Or, l’été dernier, il pense avoir procuré un rare bonheur à son protégé. Cette fois, c'est lui qui avait lancé l'invitation dès son arrivée : « Es-tu prêt à aller planer demain avec les Doors ? » En effet Victor avait repéré que le film-hommage de Tom DiCillo venait de sortir sur les écrans et il comptait convier le reclus à cette fête : rock, sexe et poésie, ça ne se refuse pas, non ? Aussitôt dit, aussitôt fait (même s'il est malaisé d'organiser un aller-retour dans l'après midi entre la banlieue Ouest et la place de l'Odéon à Paris, avec cette appréhension tenace : perdre Richard dans les transports en commun !). Lui, pour une fois – car il sait jouer de son handicap ! – se souvenait du rendez-vous, s'était chaussé à l'avance et il était impatient de retrouver son groupe fétiche grâce à des images d'archives tournées entre 1966 et 1971 et habilement agencées par le réalisateur américain.

Pendant la projection, à la dérobée Victor observait l'invalide, comme il se définit lui-même, en précisant, chaque fois avec un cynisme rieur : « Le nase à la charge de l’humanité ! ». Or, dans la pénombre bleutée saturée de décibels (c’était une minuscule salle Art et Essai du Quartier Latin), le quarantenaire rayonnait, irradiant une joie difficilement contenue, fredonnant les paroles des chansons, souriant et hochant la tête, revivant sans doute, via l'image chahutée et les riffs sauvages, cette période de sa jeunesse où il portait les cheveux longs, n’avait pour fiancée que sa “gratte” vintage et planait plus souvent qu'il n'était autorisé à le faire, chez son universitaire de père réputé austère autant que sévère. Scotché à l'écran, sous le charme vénéneux de la bête de scène à la gueule d'ange, gracile séducteur gainé de timidité boudeuse et de cuir rutilant, Victor lui aussi délirait gentiment, succombant à son tour à une drogue très douce, un mixte d'émotions un peu troubles, de plaisir sonore et de nostalgie pour les sixties enfuies, le tout sur fond de questions restées sans réponses à l'issue de la projection : comment est-il possible d'être aussi doué ? Aussi beau ? Aussi fêlé ? Sincérité ou provocation ? Rockstar ou poète méconnu ? Enfer ou Paradis ?... Et pourquoi s'autodétruire avec autant d'application et de persévérance pour mourir seul, à 27 ans, loin de ses aficionados et de son pays, ravagé par l'acide et l'alcool, échoué dans sa baignoire, à un jet de pierre du Père-Lachaise ? En sortant de la salle, instinctivement, Victor regarda Richard. Ce dernier paraissait à la fois sonné et en apesanteur. Dans son cerveau poreux, d’où aucune note ne s’était encore échappée, sans doute planait-il toujours, tandis que sur sa joue séchait une larme. Une larme sur la joue droite de Richard ! Incroyable. Inimaginable. Lui qui jamais ne veut, plutôt ne peut s’abandonner aux émotions. Mais, ce jour-là, la magique incantation de WHEN YOU’RE STRANGE eut le pouvoir de graver durablement un cœur amnésique. Oui, cet après-midi de juin – et Victor en fut témoin – la poésie de Jim, transcendée par la musique du groupe, happa sans conteste son ami ; dans l’ombre, elle l’avait arrimé à un réel quasi palpable, pour une fois ressenti, étiré, dense et intense : le prix de sa propre vie tirée de l’oubli ! ''

« Que fais-tu ici ? Que veux-tu ? De la musique ? Nous pouvons faire de la musique. Mais tu veux plus. Tu veux quelque chose et quelqu’un de nouveau. Ai-je raison ? Bien sûr. Je sais ce que tu veux. Tu veux l’extase. Le désir et le rêve. (…) Tu es trop jeune pour être vieux. Tu n'as pas besoin de leçons. Tu veux voir les choses comme elles sont. Tu sais exactement ce que je fais. Tout ! Je suis un guide du Labyrinthe. Monarque des tours prométhéennes sur ce patio de pierre froide dominant une brume de fer…»'' (Extrait d’un poème de James Douglas Morrison).