Suite à ma décision de mettre un terme à mon œuvre éditée, un second ami lecteur m’envoie un texte à la fois profond et subtil qui m’a enchanté. Avec sa permission, je le mets en ligne ci-dessous car sa belle prose peut concerner beaucoup de monde, pas seulement un ex-auteur désenchanté. Merci à toi, cher Jean.

Cher Michel, je viens de lire ton petit livre, qui m’amène à réfléchir sur ma propre pratique et sur les ressorts de la création littéraire (au sens large) ou artistique. Il me semble que tout homme éprouve, du moins à certains moments de sa vie, le désir de cabotiner, de se donner en spectacle, et aussi celui de laisser quelque chose qui durera plus que sa propre vie. Pour un écrivain (celui qui publie des livres chez de vrais éditeurs), un homme de spectacle (qui se produit devant un vrai public), un artiste (qui crée des œuvres qu’un vrai public, plus ou moins large, va recevoir), mais aussi pour un journaliste, pour un homme politique, voire pour un enseignant, la solution est toute trouvée puisque ces gens-là gagnent (plus ou moins largement) leur vie en se donnant en spectacle (même si leur activité ne se borne pas à ce spectacle : un enseignant passe aussi du temps à corriger des copies...), et qu’ils laissent des œuvres ou le souvenir de leur action.

Mais bien des hommes n’ont pas cette possibilité, et ils ont néanmoins ces besoins, fondamentalement humains. On peut jouer de la musique devant quelques amis qui se feront une obligation d’applaudir, auto-publier des livres qui seront lus par quelques amis, tenir des discours politiques à l’adresse de quelques amis qui seront, ou feindront d’être, convaincus, donner des conférences à l’adresse d’un petit groupe d’amis, et ainsi réaliser à peu près ces aspirations fondamentales. Mon père (ouvrier typographe), qui n’avait jamais eu l’occasion de faire le show, espérait chanter à l’église de la paroisse puisqu’il était profondément croyant et avait une fort belle voix, mais il n’essaya de réaliser ce projet que quand il eut pris sa retraite, parvenu à un âge où la surdité l’avait rendu incapable de chanter en public. J’ai pour ma part beaucoup de chance puisque, outre les cours que j’ai donnés à de rares étudiants et les exposés que j’ai proposés à mes collègues dans quelques colloques, j’ai pu publier quelques livres et quelques dizaines d’articles, qui ne seront lus que par quelques pervers mais resteront dans les bibliographies quelques années (quelques décennies ?). Bien sûr, il s’agit uniquement de sujets professionnels, mais j’ai pu, de plus en plus au fur et à mesure que ma carrière progressait, choisir ces sujets en fonction de mes intérêts personnels et introduire dans tel ou tel article mes enjeux existentiels (j’ai même participé à un colloque de "Queer studies", et publié ensuite mon intervention). En particulier, j’ai publié plusieurs articles, et un livre, consacrés aux lettres amicales byzantines, qui utilisent volontiers le vocabulaire de l’amour pour exprimer une amitié qu’on tend à supposer chaste (à tort ou à raison), et il m’est plusieurs fois arrivé de signaler l’émergence d’une sensibilité homosexuelle dans telle ou telle œuvre qui n’était pas trop connue sous cet aspect.

	La religion (chrétienne ou non) offre une autre réponse à ces besoins. Le croyant considère volontiers que son monologue intérieur est perçu par le dieu auquel il croit. Des études, à ce que j’avais lu il y a quelques années je ne sais plus où, ont montré que l’activité cérébrale était différente chez les croyants, du fait que, croyant toujours être entendus alors que (du point de vue des non-croyants) ils ne parlaient qu’à eux-mêmes, ils n’avaient pas, en formulant intérieurement leur pensée, la même attitude que les non-croyants. Alors que le non-croyant distingue radicalement son monologue intérieur et les propos qu’il adresse à un autre qui normalement réagit à ce qu’on lui dit, le croyant peut garder la même posture quand il s’adresse à un interlocuteur humain et quand il croit s’adresser, dans l’intimité de sa conscience, à son dieu. Non seulement la divinité peut être le public qui reçoit les pensées, ou les discours du croyant, mais elle peut aussi les archiver et le croyant croit volontiers que Dieu se rappelle pour toute l’éternité les propos qu’il lui a adressés, les morceaux de musique qu’il a joués tout seul dans sa chambre, les poèmes qu’il a écrits sur son journal intime et détruits avant de mourir, les dessins qu’il a griffonnés sur un bout de papier et jetés avant que quiconque ait pu les voir. Du point de vue du croyant, rien ne se perd de ce qu’il a pensé, dit ou fait.
 	Comme tu le sais, je suis, justement, un croyant, et j’espère que tout ce que mes frères humains, ou moi-même, avons pensé, dit, fait, ou voulu penser, dire, faire, est bien sûr perdu du point de vue de l'expérience humaine (de ce point de vue, même les Pyramides disparaîtront, et aucun chef d’œuvre, aucune action politique ou morale, ne résiste définitivement à l’usure du temps), mais sauvé à un autre niveau, que je me garderais bien d’essayer de définir.
 Amitiés, et au plaisir d’avoir de tes nouvelles.

Jean

« Mes autoéditions. Splendeurs et misères d’un auteur-loser » (aux Editions du Net et Amazon).

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