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PIETA, Hans Van Manen (1984)

Le titre de ce billet m’a surpris et enchanté au beau milieu d’une insomnie. Si mes souvenirs sont exacts, c’était le titre d’un film consacré au génial Michel-Ange et interprété par Charlton Heston. Peu importe, ce titre me plaît même s’il peut paraître incongru pour caractériser ce qui pour moi est indicible : l’Amour total qu’on ne peut approcher que par fugaces reflets et suggérer qu’en maladroites bribes.

Ai-je donc enfin rencontré l’Amour total ? L’ai-je expérimenté ? Oh ! je n’ai pas cette prétention. Mais je dois dire que depuis quelque temps, je me suis approché de ce qui me faisait rêver depuis mon adolescence, ce que je n’avais fait qu’entrevoir lors de mes diverses tentatives amoureuses, ce qu’aujourd’hui je tremble d’exprimer par des mots, car une telle expérience faite de force et de douceur relève de l’indicible autant que de l’impudique.

Plutôt que de rédiger ici une théorie, je souhaite me remémorer cette scène qui s’est passée hier. Nous étions deux. Assis sur ce canapé que je qualifie parfois d’ « ensorcelé » tant il entraîne les amoureux au-delà du raisonnable et de la bienséance. Mais cet après-midi là, l’un et l’autre nous étions (provisoirement) sages. Sagement vêtus. Apaisés. Fondus dans un Amour homosensuel qui étirait et suspendait le temps tout autour de nous. Le bien-aimé avait posé sa tête sur mes genoux et il était étendu de tout son long, les pieds posés sur l’accoudoir. (C’est notre posture préférée.) Moi, de la main gauche, je soutenais sa belle tête aux traits émaciés et je contemplais les paupières closes sur leur mystère. Ma main droite était posée sur sa braguette de granit, sans désir pourtant de possession, sans avant ni arrière-pensée, ni de sa part, ni de la mienne, comprenne qui pourra ! Lui, il avait simplement joint ses doigts effilés et par trop glacés sur sa poitrine maigre qui m’émeut tant. Un gisant qu’aurait sculpté Le Greco.

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Et soudain, la radio joua la première page de la Passion selon St Matthieu de Jean-Sébastien Bach. Quand j’entends cette musique, je craque, je fonds, je m’élance vers Dieu. Dieu ? Pas si incongru voire déplacé que ça dans le contexte ! Bref, ni lui ni moi ne bronchions. Je me suis senti à la fois dans la peau du père, du frère, de l’amant et de la mère. Forcément puisque nous formions une Piéta ! (Si, à cet instant précis, je luis avais avoué le 100ème de mon délire, n'aurait-il pas pris ses jambes à son cou ?) Chut ! Retour à "mon" extase : c’est alors qu’un immense sentiment de plénitude, de joie, de reconnaissance m’envahit : nos deux corps, rassemblés dans la tendresse, soudés par la confiance, hypostasiés par cette musique sacrée offraient pour moi une authentique Présence réelle. La plus belle. La plus vraie. Enfin dépouillée de ses oripeaux catholiques. Non plus celle des fumeux rites antiques durant lesquels, en laissant fondre jusqu'à l’écœurement une insipide hostie, on se gave d’absence et de désillusion. Non, la Présence Réelle, spirituelle, mentale, corporelle, charnelle, sexuelle… de deux “corps-âme” à la fois angéliques et ô combien virils, à la fois adultes et enfantins, qui, en un court laps de temps, se rejoignent, s’épousent, se donnent et s’abandonnent, sans violence, en apesanteur, sans autre exigence que d’être ensemble, reliés, noués, apaisés dans cette profane communion au cœur à corps. J’étais pétrifié de bonheur ou de bien-être, plutôt de Joie. Oui, c’est la Joie qui m’habitait et nous transfigurait. Cette sorte de « sentiment océanique » dont parle Freud. Un ravissement intime. Une évidence éblouissante. Une sorte d’illumination mystique, totale, englobante, à la fois personnelle, duelle et universelle ; simple, presque simpliste et à la fois complexe puisqu’il s’agit d’une alchimie miraculeuse composée d’Art, de musique, de corps, de douceur, de confiance, de poésie, de sexe aussi, de gravité, de bonheur aussi fragile qu’impalpable… Pour moi, le mécréant, confusément en ces trop brefs instants puis plus posément durant ma pause nocturne où j’ai réfléchi à tout cela avant de le transcrire ici, j’ai compris avec ravissement et reconnaissance qu’il suffit d’avoir, comme tout un chacun, été soudain allégé par ce genre de visitations et ensoleillé par une telle épiphanie amoureuse pour ne plus songer à contester le témoignage de celles et ceux qui, employant les signifiants religieux que leur culture leur propose, parlent sans peur du ridicule de leur « rencontre avec Dieu » de Pascal au « Il fait Dieu comme il fait jour » du Poète dont j’ai oublié le nom, en passant par « Dieu est Dieu, nom de Dieu ! » du tonitruant Maurice Clavel (qui nous manque tant en ces temps de crétinerie généralisée) jusqu’à Saint Jean de la Croix qui se fondit en Dieu. De là à aboutir à toutes ces religions imbéciles qui humilient l’esprit humain et se rejoignent toutes dans la suffisance et l’intolérance, il n’y a qu’un pas que je franchirais bien volontiers s’il s’agissait du sujet du jour.

Mais en ce lundi matin, il ne s’agit pas de religion, encore moins de bondieuserie, simplement du divin Amour, Lui qui parfois, rarement, trop chichement nous fait signe sur le bord du chemin obscur en nous envoyant un éclair lumineux fait aussi de lait et de miel, d’or et d’encens, de silence et d’harmonie. Car la seule joie est joie de vivre. Et d’aimer. Du moins essayer… puisque de toute façon Il existe et je L’ai rencontré !

Mais alors, pourquoi "L'extase et l'agonie" ? Le summum de la félicité et l'abîme de la souffrance ? Pourquoi le titre de ce billet d'amour ? Pourquoi ce couple paradoxal - à la limite contradictoire ? Parce qu'il y a toujours communion ET séparation. Couple ET solitude. Vie ET mort. Parce que, en définitive et à l'origine, plaisir et souffrance marchent la main dans la main et peau contre peau. La souffrance est aussi vraie que le plaisir ; le plaisir est aussi vrai que la souffrance. Les deux sont une seule et même réalité. Dès que vous réalisez, surtout en ces moments d'épiphanie fulgurante, qu'ils sont tous deux une seule et même chose, l'endroit et l'envers, l'ombre de la lumière, vous êtes LIBRES. Et cette sensation de liberté qui par avance sacralise l’Instant-Éternité en effaçant le deuil de la séparation, oui, cette sensation de Liberté - plus forte et plus décisive que le vertige amoureux - cette éblouissante et joyeuse sensation de Liberté vous confère la Joie suprême.


Lien pour écouter J.S. Bach dans la version traditionnelle de Karl Richter :

http://youtu.be/pf4UNJqv_-A