AMOUR MIRAGE
Par Michel Bellin le dimanche 9 juin 2013, 05:06 - Lien permanent
Quatre extraits de "Belle du Seigneur" de Cohen, LE roman du XXème siècle. Aux antipodes, l'amour-passion et l'amour-mariage. Le mâle séducteur et la midinette enamourée. De trop courts passages... Et enflammé par ce livre-phare, au milieu des pages et en pleine nuit, Bellinus qui panique et exulte... entre passion et autodérision !
« Solennels parmi les couples sans amour, ils dansaient, d'eux seuls préoccupés, goûtaient l'un à l'autre, soigneux, profonds, perdus. Béate d'être tenue et guidée, elle ignorait le monde, écoutait le bonheur dans ses veines, parfois s'admirant dans les hautes glaces des murs, élégante, émouvante, exceptionnelle, femme aimée, parfois reculant la tête pour mieux le voir qui lui murmurait des merveilles point toujours comprises, car elle le regardait trop, mais toujours de toute son âme approuvées, qui lui murmurait qu'ils étaient amoureux, et elle avait alors un impalpable rire tremblé, voilà, oui, c'était cela, amoureux, et il lui murmurait qu'il se mourait de baiser et bénir les longs cils recourbés, mais non pas ici, plus tard, lorsqu'ils seraient seuls, et alors elle murmurait qu'ils avaient toute la vie, et soudain elle avait peur de lui avoir déplu, trop sûre d'elle, mais non, ô bonheur, il lui souriait et contre lui la gardait et murmurait que tous les soirs, oui, tous les soirs ils se verraient. »
« Les autres mettent des semaines et des mois pour arriver à aimer, et à aimer peu, et il leur faut des entretiens et des goûts communs et des cristallisations. Moi, ce fut le temps d’un battement de paupières. Dites moi fou, mais croyez-moi. Un battement de ses paupières, et elle me regarda sans me voir, et ce fut la gloire et le printemps et le soleil et la mer tiède et sa transparence près du rivage et ma jeunesse revenue, et le monde était né. »
« Attentes, ô délices. Après le bain et le petit déjeuner, merveille de rêvasser à lui, étendue sur le gazon et roulée dans des couvertures, ou à plat ventre, les joues dans l'herbe et le nez contre de la terre, merveille de se rappeler sa voix et ses yeux et ses dents, merveille de chantonner, les yeux arrondis, en exagérant l'idiotie pour mieux se sentir végéter dans l'odeur d'herbe, merveille de se raconter l'arrivée
de l'aimé ce soir, de se la raconter comme une pièce de théâtre, de se raconter ce qu'il lui dirait, ce qu'elle lui dirait. En somme, se disait-elle, le plus exquis c'est quand il n'est pas là, c'est quand il va venir et que je l'attends, et aussi c'est quand il est parti
et que je me rappelle. Soudain, elle se levait, courait dans le jardin avec une terreur de joie, lançait un long cri de bonheur. Ou encore elle sautait par-dessus la haie de roses. Solal ! criait cette folle à chaque bond.
Parfois, le matin, alors qu'elle était absorbée par quelque tâche solitaire, tout occupée à cueillir des champignons ou des framboises, ou à coudre, ou à lire un livre de philosophie qui l'ennuyait, mais il fallait se cultiver
pour lui, ou à lire avec honte et intérêt le courrier du cœur ou l'horoscope d'un hebdomadaire féminin, elle s'entendait
tout à coup murmurer tendrement deux mots, sans l'avoir voulu, sans avoir
pensé à lui. »
« Et pourtant, il n’y a rien de plus grand que le saint mariage, alliance de deux humains unis non par la passion qui est rut et manège de bêtes et toujours éphémère, mais par la tendresse, reflet de Dieu. Oui, alliance de deux malheureux promis à la maladie et à la mort, qui veulent la douceur de vieillir ensemble et deviennent le seul parent l’un de l’autre. »
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« Et pourtant, il n’y a rien de plus grand que le saint mariage, alliance de deux humains unis non par la passion qui est rut et manège de bêtes et toujours éphémère, mais par la tendresse, reflet de Dieu. Oui, alliance de deux malheureux promis à la maladie et à la mort, qui veulent la douceur de vieillir ensemble et deviennent le seul parent l’un de l’autre. »
La dernière phrase me plait beaucoup, mais qu’importe que l’on soit marié ou non. La douceur de vieillir ensemble en devenant chacun l’unique parent de l’autre - quelle belle expression ! - c’est ce que je ressens actuellement. La douceur dans la sérénité a remplacé la passion. C’est sûr, je n’aimerais pas finir dans la déchéance complète décrite dans « Amour » mais cheminer doucement sur la pente en vue de l’arrivée est un plaisir subtil qui s’exprime essentiellement par le regard et de moins en moins par la parole qui devient superflue. Douce complicité.
Ceci dit, je suis souvent séduit par les grands écrivains juifs, comme Cohen dont j’ai vu l’extraordinaire interview par Bernard Pivot à Genève. Il était en tee-shirt blanc, robe de chambre rouge, la cigarette à la main et racontait sa mère. J’ai lu avec grand plaisir son livre amour à sa mère, une femme très simple, illettrée je crois, qui m’a fait penser à celle d’Albert Camus. C’est « Le Livre de ma mère » (Gallimard 1954) A lire avec délectation. Dès le début de Belle du Seigneur, il se pose la question de savoir si, étant difforme, partiellement édenté, il pourrait séduire la belle. Comme quoi, malgré toutes ses qualités personnelles, il serait sans doute, pour une incisive manquante, un simple défaut physique, être rejeté par la femme. Puis il y a cet humour féroce envers le personnage du petit Deume. Ensuite la description de la déchéance inéluctable de leur amour, de l’extinction de la passion. Terrible et remarquable.
J’ai aussi aimé Elias Canetti, né en Bulgarie, juif sépharade, dont l’adolescence se passe entre Vienne et Zurich dans les années 20 – 30. Du temps de la chute de l’Empire Austro-hongrois, de celui de Karl Kraus (Die Fackel, le Flambeau), de Robert Musil, Oskar Kokoschka, Gustav Klimt et Egon Schiele. Il a rédigé son autobiographie en quatre volumes :
La Langue sauvée - Histoire d’une jeunesse 1905-1921 (1977)
Le Flambeau dans l’oreille - Histoire d’une vie 1921-1931 (1980)
Jeux de regards - Histoire d’une vie 1931-1937 (1985)
Les Années anglaises (2003) (ce dernier étant paru à titre posthume.)
Un très intéressant tableau de Vienne en ébullition dans l’entre deux guerres et toujours ces merveilleux souvenirs d’enfance.
Puis il y a Philip Roth que vous avez évoqué récemment pour son interview déplorant la lente disparition des lecteurs. Son œuvre est très vaste mais je n’ai lu que La Tache et La pastorale américaine. Beaucoup d’humour, d’autodérision et de critique de la société américaine y compris des juifs eux-mêmes.
Il y a plus longtemps j’ai lu Henry Roth, immigré dans sa prime jeunesse de Galicie, qui réalise son autobiographie en quatre volumes avec le titre générique de À la merci d’un courant violent où il raconte son arrivée à New York à l’âge de trois ans, sa vie dans le quartier juif, ses bagarres avec les Irlandais, la vie miséreuse de ses parents, son père est wattman, et, durant son adolescence, il a une relation incestueuse avec sa sœur.
Si je cite et réunis ces quatre auteurs c’est parce qu’ils n’ont pas seulement le dénominateur commun d’être juifs, mais c’est parce que je ressens quelque chose comme un grande chaleur humaine, un regard particulier, très lucide et sensible sur le monde résultant de leur statut de minoritaires et d’un vécu, par eux-mêmes ou leurs ascendants, quelque fois très modeste au bas de l’échelle sociale, issus des Städle qu’a peints Chagall.