Je suis en train de dévorer un roman à la fois prenant et bouleversant. Après Le jardin des supplices et Le journal d’une femme de chambre, c’est le 3ème ouvrage d’Octave Mirbeau que je découvre – un auteur majeur ! Quel talent ! Quelle belle prose ! Quelle finesse psychologique ! De quoi, de qui s’agit-il ? De Sébastien Roch (titre éponyme) que son père a mis de force dans un pensionnant haut de gamme tenu par des Jésuites. L’enfant y dépérit, est méprisé par tous les fils de riches, est séduit puis violé par un bon Père… et se trouve renvoyé du collège, comble de l’injustice. Il tourne en rond chez son père qui ne lui adresse plus la parole. Sébastien a maintenant vingt ans, toujours oisif et malheureux, avec une sexualité traumatisée qui le tourmente durablement. Même les livres ne lui sont d’aucun secours et il s’en veut que toutes les saloperies que les Jésuites lui ont inculquées l’aient à ce point infiltré et durablement contaminé.

Tout internaute qui me connaît un tant soit peu comprendra d’emblée à quel point les souffrances et les révoltes du héros de Mirbeau me touchent encore aujourd’hui… même si je me sens fort, lucide, invincible. En tout cas, c’est vraiment un livre d’avant-garde qui continue d’émouvoir et de révolter contre les aberrations et les manipulations des religions qui se servent de Dieu pour abêtir, manipuler, parfois violenter…

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3 janvier.

Et, depuis ce temps, déjà lointain, que s’est-il passé dans ma vie ? Que suis-je devenu ? Où en suis-je arrivé ! En apparence, je suis resté le même, triste, doux et tendre. Je vais, je viens, je sors, je rentre comme autrefois. Pourtant, il s’est accompli en moi des changements notables, et je le crois bien, des désordres mentaux singulièrement significatifs. Mais, avant de les confesser, je veux dire deux mots à mon père.

Je sais maintenant la raison de son attitude vis-à-vis de moi, attitude qui se continua, qui se continue toujours, et qui fait que, vivant sous le même toit, nous voyant tous les jours, nous sommes aussi complètement étrangers, l’un à l’autre, que si nous ne nous étions jamais connus.

Et la raison, la voici. J’étais pour mon père une vanité, la promesse d’une élévation sociale, le résumé impersonnel de ses rêves incohérents et de ses ambitions bizarres. Je n’existais pas par moi-même ; c’est lui qui existait ou plutôt réexistait par moi. Il ne m’aimait pas ; il s’aimait en moi. Si étrange que cela paraisse, je suis sûr qu’en m’envoyant au collège, mon père, de bonne foi, s’imagina y aller lui-même ; il s’imagina que c’était lui qui recueillerait le bénéfice d’une éducation qui, dans sa pensée, devait mener aux plus hautes fonctions. Du jour où rien de ce qu’il avait rêvé pour lui, et non pour moi, ne put se réaliser, je redevins ce que j’étais réellement, c’est-à-dire rien. Je n’existai plus du tout. Aujourd’hui, il a pris l’habitude de me voir à des heures à peu près fixes, et il pense que c’est là une chose naturelle. Mais je ne suis rien dans sa vie, rien de plus que la borne kilométrique qui est en face de notre maison, rien de plus que le coq dédoré du clocher de l’église, rien de plus que le moindre des objets inanimés dont il a l’accoutumance journalière. Évidemment, je tiens moins de place dans ses préoccupations que le cerisier du jardin qui lui donne chaque année des rouges et savoureuses cerises. L’avouerai-je ? Je ne souffre nullement de cette situation au moins étrange et j’en suis venu à la trouver parfaite et commode, à ne pas la souhaiter autre. Cela m’évite de parler, de jouer avec lui la comédie des sentiments filiaux qui ne sont pas dans mon cœur. Quelquefois, à table, en regardant ce pauvre crâne étroit, ce front lisse, où ne s’accuse aucun modelé, et ces yeux vides, vides de pensée et vides d’amour, je songe mélancoliquement : « Et que pourrions-nous dire ? Mieux vaut que cela soit ainsi. »

Pourtant, je ne puis me défendre d’un peu de pitié pour lui. Il a été malade, et je me suis ému. J’ai longtemps sommeillé, d’un sommeil abrutissant et turpide. Mon vice, d’abord déchaîné par saccades, s’est ensuite régularisé, comme une fonction normale de mon corps. Puis j’ai lu beaucoup, sans ordre, sans choix, sans méthode, j’ai lu toute sorte de livres, principalement des romans et des vers. Mais ces livres que je me procurais, çà et là, au hasard des emprunts, n’ont pas tardé à ne plus me suffire. Ils renfermaient un vague qui ne me satisfaisait point, et, souvent, un mensonge sentimental et dépravant qui m’irritait. Certes, j’étais, je le suis toujours, sensible à la beauté de la forme, mais, sous la forme, si belle qu’elle fût, je cherchais l’idée substantielle, l’explication de mes inquiétudes, de mes ignorances, de mes révoltes en germe. Je cherchais la raison évidente de la vie, et le pourquoi de la nature. Il me fut impossible d’avoir aucun de ces livres qui doivent exister, cependant ; il me fut également impossible de rencontrer un être, un seul être, en qui je pusse confier ces désirs impérieux de m’instruire et de me connaître. Cette absence d’un compagnon intellectuel est certainement ce qui m’a été le plus pénible et ce qui m’a le plus manqué. D’autant que chaque jour j’apprends à mesurer l’étendue de mon ignorance, par la multiplicité, chaque jour accrue, des mystères qui m’entourent. J’ai beau contempler les bourgeons qui se gonflent à la pointe des branches, suivre des journées entières le travail des fourmis et des abeilles, qui me dira comment les bourgeons éclatent en feuilles et se transforment en fruits, à quelle loi d’universelle harmonie obéissent les abeilles et les fourmis, ces artistes sublimes ? En réalité, je ne suis guère plus avancé que je l’étais au collège, et mes tourments intérieurs s’accroissent.

Insensiblement, presque inconsciemment, un travail sourd, continu, désordonné, s’est fait dans mon esprit, qui m’a amené à réfléchir sur beaucoup de choses, d’ordres différents, sans résultats bien appréciables ; une révolte est née contre tout ce que j’ai appris, et ce que je vois, qui lutte avec les préjugés de mon éducation. Révolte vaine, hélas ! et stérile. Il arrive souvent que les préjugés sont les plus forts et prévalent sur des idées que je sens généreuses, que je sais justes. Je ne puis, si confuse qu’elle soit encore, me faire une conception morale de l’univers, affranchie de toutes les hypocrisies, de toutes les barbaries religieuse, politique, légale et sociale, sans être aussitôt repris par ces mêmes terreurs religieuses et sociales, inculquées au collège. Si peu de temps que j’y aie passé, si peu souple que je me sois montré, à l’égard de cet enseignement déprimant et servile, par un instinct de justice et de pitié, inné en moi, ces terreurs et cet asservissement m’ont imprégné le cerveau, empoisonné l’âme. Ils m’ont rendu lâche, devant l’idée. Je ne puis même imaginer une forme d’art libre, en dehors de la convention classique, sans me demander en même temps : « N’est-ce pas un péché ? » Enfin, j’ai horreur du prêtre, je sens le mensonge de la morale qu’il prêche, le mensonge de ses consolations, le mensonge du Dieu implacable et fou qu’il sert ; je sens que le prêtre n’est là, dans la société, que pour maintenir l’homme dans sa crasse intellectuelle, que pour faire, des multitudes servilisées, un troupeau de brutes imbéciles et couardes ; eh bien, l’empreinte qu’il a laissée sur mon esprit est tellement ineffaçable que, bien des fois, je me suis dit : « Si j’étais mourant, que ferais-je ? » Et, malgré ma raison qui protestait, je me suis répondu : « J’appellerais un prêtre ! »


Extrait de Sébastien Roch, d’Octave Mirbeau (Livre II).