Souvent, après l'acte d'amour, quand apaisé et hébété de bien-être, je scrute la pénombre (car je ne parlerai pas ici de l'hymne paulinienne mais bel et bien de la communion physique indissociablement génitale et sentimentale), je ressens cette urgence exaltée de convoquer les mots, les plus violents, les plus doux, forcément inusités, à la limite indicibles vocables qui ne seraient d'aucune langue, d'aucun usage, hors verbiage, hors commérage, totalement intraduisibles, donc j'éprouve ce besoin d'inventorier ces mots-pépites pour sur-le-champ les ordonner dans une hâte lyrique. Un peu comme lorsque j'étais enfant : à peine arrivé à l'orée du plateau des Bauges, devant l'immense champ où des milliers de marguerites ployaient sous la brise, je courais à perdre haleine, je me noyais dans les tiges, je fauchais plus que je ne cueillais. Puis, dans mes bras trop petits, je tendais à mes parents ma récolte luxuriante, tellement comblé, aussitôt dépité : j'aurais voulu leur offrir la prairie entière ! Ma mère me grondait gentiment devant un tel gâchis. Moi, je me sentais à la fois ravi et bizarrement démuni.

Lui aussi, quand je le réveille pour lui confier mon impossible projet, cette gerbe de mots que je ne parviens pas à nouer dans le noir, il se moque en maugréant : que vas-tu chercher là ! Pourquoi des commentaires ? « C'est » un point c'est tout. Et il n'a pas tort, je dois bien l'admettre : en certains domaines, les mots sont infirmes. Car il en va de la rencontre amoureuse comme de la musique : quand on a dit que l'une est vibration d'air sonore, que l'autre est l'aimantation de deux épidermes, on a tout dit et on n'a rien dit. Il n'empêche, j'ai besoin des impossibles mots, de les agencer comme un puzzle, de les tresser pour une couronne, de les composer en aubade inspirée, peut-être simplement parce que je crains d'oublier un tel prodige, je redoute qu'il ne se reproduise plus (elle veille, la Faucheuse embusquée !), je me désespère par avance que l'aube, loin d'être une promesse, ne soit pour tous deux que prose et tristesse...

Mais qu'importe puisqu'il est là, puisque - arc-boutés ou allongés - nous sommes ensemble en cette fraction de folie émerveillée ! Puisque dans une quinzaine de jours, nous nous étreindrons à nouveau après de trop longues semaines d'absence et d'abstinence. Cette fois, ce n'est plus comme au pensionnat lorsque tous les mômes, moi compris, nous faisions des croix dans notre agenda secret - autant de jours qui nous séparaient de la quille, comme nous l'appelions. Aujourd'hui, adulte raisonnable bien qu'éternel homme-enfant, je ne décompte plus. C'est juste une impression légère... une tranquille euphorie qui flotte dans l'air...une douceur printanière au sein de cet hiver glacial... certitude paisible née de tant de voluptés déjà engrangées et liées par cette douce évidence : lui, moi, nous deux ensemble. Avec, palpitant dans le cœur et électrisant dans le sexe, ce credo minimaliste : ce sera toujours aussi fantastique, ce n'est jamais pareil ! Donc nul stress, nulle impatience. Veillée d'âme plus que veillée d'armes. Pas même le désir, quoique... C'est aussi notre vieille sagesse qui, à force, fait son effet : l'attente est le raffinement du plaisir ! Attente lucide : il s'agit de paire, plus que de couple. Il s'agit de bien-être, pas de bonheur. Simplement le bien-être lorsqu'il est à la fois profond et léger, mental et corporel, occasionnel et éternel, en tout cas non fusionnel. Même si la fusion est mon délire d'un instant !

Tu as le corps des jours et des saisons ! Nous gravitons l'un autour de l'autre. Nous recréons assidument ce seul corps amoureux au fil des heures et des saisons. Pour nous prendre dans l'intervalle avec ferveur et ensuite nous déprendre. C'est ce lien charnel et éphémère qui faufile la durée et ressoude l'absence. C'est cette incommensurable volupté qui donne la mesure du plaisir de vivre et d'échanger au tréfonds. Ainsi, comme on dit, je t'ai dans la peau. Et toi réciproquement, même si plus que moi tu te défies des mots et t'enorgueillis d'être un “handicapé affectif” ! Mais qu'importe puisque nous nous convenons et nous nous assemblons quand le temps est arrivé. Sans honte ni fausse pudeur. Pas de zone interdite, pas de chasse gardée, pas de noblesse ici ni de honte plus bas. Des caresses inédites, celles aussi que chacun connaît par cœur et apprécie, de torrides impros, des élans furieux et des gamineries : de l'huile dans ma paume pour assouplir ta peau et sur ton zob du miel pour assouvir ma faim en de chastes dinettes. Et dans ta main, le facétieux scalpel désherbant pour la fête le terrain du plaisir ! Rire et jouir ! Jouir et nous réjouir ! Ni corvée conjugale ni devoir sodomite, seul la joie, la rencontre au sommet, le bel et bon jouir, la fête, le double concerto, la Symphonie des jouets, la Pathétique, l'Hymne à la joie, la grande Toccata, la symphonie Résurrection mais aussi Petrouchka et Pierre et le Loup, toutes ces babouineries dans la plus pure innocence, la déviance dans toute son outrance, sa poésie, sa compulsion, son humour toujours... oui, te retrouver dans une quinzaine de jours, te caresser bientôt, lundi soir ou jeudi matin, grimper au septième ciel, t'effleurer, te pétrir, t'envelopper, te frôler, te pressurer, te meurtrir, t'aspirer, te mordre, t'assiéger, t'investir, te dévorer tout vif, butiner dans ton cou, sur ton front si halé, dans le creux des oreilles, sur ton sceptre brandi, rubis écarquillé, partout, à perdre haleine, me perdre dans ta gorge, dans le val d'une épaule, m'essouffler, haleter sur tes lèvres (ça, tu détestes !), mélanger nos sueurs, me lover dans tes replis, folâtrer dans ta toison, explorer le ténébreux vallon, remonter jusqu'à l'épaule ronde, y surfer jusqu'au téton droit (celui que je préfère)... puis délaisser enfin ces amuse-gueules, nous enfoncer dans la spirale sans retour, bramer comme deux déments et, soupir ou sanglot - à chacun sa chanson ! - offrir l'un à l'autre nos spasmes opalins...

Le repas de nos corps. Qui chaque fois s'instaure et nous restaure. Exultation des peaux amoureuses et antidote de la mort annoncée. Effusion, fusion, dérision... Ainsi, quand je me repasse le film de nos étreintes si tendres, si violentes... si apaisantes et si désespérantes... si folles et si drôles, parfois franchement incongrues (" babouineries ", bis repetita placent, puisque tel est le mot que nous avons élu pour ce genre de gymnastique euphorisante), je me retrouve toujours face à ce constat : ce n'était donc que ça ?!!! C'est tout ça et - après avoir savouré - il vaut mieux en rire aux larmes qu'en pleurer amèrement. Car, comme le synthétise excellemment Onfray (Théorie du corps amoureux, Grasset, 2000), « ...naître, vivre, jouir, souffrir, vieillir et mourir révèlent l'incapacité à endosser une autre histoire que la sienne propre et l'impossibilité viscérale, matérielle, physiologique, de ressentir directement l'émotion de l'autre. Avec lui, près de lui, à ses côtés, au plus proche, certes tendresse autant qu'empathie restent possibles, mais pas à la place de l'autre, avec sa conscience, dans sa propre chair. Jouir de la jouissance de l'autre ne sera jamais jouir la jouissance de l'autre. Pareillement pour ses souffrances et les autres expériences existentielles. On désire la fusion, on réalise l'abîme. »

Vertigineux abîme. Mais alors, en arrière toute ! Cruelle démystification ou invite nouvelle ? En tout cas, "c'est " et j'ajoute " c'est très bien ainsi ". Bref et intense. Périssable et inoubliable. En tout cas loin des bêlements sentimentaux, des prétentions fusionnelles, des consolations spiritualistes... ou de l'infirmité (ou fatuité) du langage. Oui, la meilleure conclusion du bel et bon jouir : une formidable hilarité et une lucidité coup après coup plus aiguisée. Certes, comme disait aussi Mireille Havet, la Vierge des années folles qui savourait d'autres extases : « Les plaisirs de la chair sont de cendres ; elle a l'éclat du phénix, mais d'elle, on ne renaît pas. » Renaître ! Peut-être, chère miss, mais au-delà de la petite mort, rien de tel pour déguster la vie dans la fulgurance et la volupté de l'Instant-Éternité ! Car l'orgasme, surtout quand il est amoureux, est un cadeau des Dieux : ce délicieux orage épileptique qui engloutit frénétiquement le Temps et dont l'imposture est aussi banale qu'indispensable !

Voilà ma petite chanson à la veille de la St Valentin qui, dit-on, était un moinillon de Rome. Il préféra Jésus-Christ à Claude II le Gothique. C'était au 3ème siècle, à l'époque où l'ascèse évangélique devenait hélas contagieuse... Mais la légende raconte aussi qu'avant d'être lapidé, le jeune Valentin de Terni rencontra dans sa cellule Julia, la fille de son geôlier et lui rendit la vue. C'est dire si la Foi permet tous les miracles et si l'amour peut rendre aveugle !

Et pour finir en musique, puisque musique et amour se conjuguent dans le même insondable mystère – en hommage à celle qui vient de nous quitter – I WILL ALWAYS LOVE YOU : la plus belle chanson d'amour du monde que je dédie aujourd'hui à l'Ami au loin, à l'Homme du reste de ma vie.

Chaque fois que je te quitte,
C'est l'assurance d'une rencontre en moins.
Chaque fois que tu me quittes,
C'est l'espérance d'une rencontre en plus.
Et chaque fois qu'on s'attend
C'est déjà le printemps !


http://youtu.be/9p5TZGwmRpU


Rappel : à partir du 10 janvier 2012, tous les mardis – AUJOURD'HUI ! – un nouvel épisode du roman-feuilleton LE MANOIR DE MERVAL s'écrit sur la plateforme littéraire YouScribe. « Un récit (gay ?) à la fois contemporain et un brin désuet, donc démodé, qui n'a comme finalité que de booster l'écrivain paresseux et de distraire l'internaute par temps de crise, pardon, de Crise majuscule (consultation et téléchargement du manuscrit évidemment gratuits) ». Dixit l'auteur.