Tandis que mes doigts courent sur le clavier, mes yeux s'épanchent. Je n'essaie pas de les garder secs. Un fort sentiment m'étreint, non pas le désespoir, mais un immense chagrin, plus exactement une tendresse immense. Est-ce ainsi que les hommes naissent, vivent, adorent la vie, créent, procréent, se battent pour conserver le plus longtemps possible le bonheur d'exister… puis pâlissent, se fripent et s'évanouissent. Dernier chapitre : l'ultime adieu à l'épouse et aux enfants, à Sacha l'adolescent. Je me suis vu, non pas imaginé mais vu par avance, disant adieu à mes enfants, à mon ex, à ma vieille amie, à l'Ami. À moins qu'il ne me quitte le premier sans crier gare… Me restera la caresse du vent. Et aussi la musique.

En ce jour de Toussaint, délicieuse journée de solitude sereine, j'ai prolongé la méditation de ce petit livre lucide et courageux en écoutant, en buvant le Trio Élégiaque de Rachmaninov. Je ne connais pas d'œuvre romantique plus profonde, plus poignante, à la fois émolliente et véhémente, tantôt bourrasque d'hiver tantôt zéphyr printanier sur nos joues ruisselantes. Formidable trio n°2 ! Étendu sur la méridienne, frissonnant sous la couette comme il se doit, tandis que la pluie d'automne tambourinait contre les carreaux, je me suis senti, en compagnie de David, révolté puis apaisé, réconcilié, en paix avec moi-même, avec la vie, avec ma mort. Bref heureux autant qu'on peut l'être. Rien n'est perdu, me disais-je bercé par le violoncelle, rien n'est désespéré, rien n'est insignifiant : au moment où les ami(e)s sentiront la caresse du vent mariée à la mélodie de Sergueï Vassilievitch, ils se diront joyeux : « Tiens, c'est Michel qui revient nous embrasser. »


LA CARESSE DU VENT

(…) La famille est un lieu exceptionnel. Contribuer au bien-être de son conjoint est délicieux. Contribuer à celui de ses enfants est proprement jubilatoire. Rien ne donne plus de sens à notre existence. Mes enfants font partie des plus belles réussites de ma vie.

Pourtant, quand je pense à Charlie et Anna, qui sont si petits, j'éprouve une grande tristesse. Moi qui parle sans cesse de « contribuer », je crains de ne pas pouvoir le faire pour ces êtres charmants qui en ont le plus besoin. J'espère tout de même leur laisser une image qui les aidera quand ils grandiront. J'imagine les messages vidéo que j'enregistrerai à leur intention en me mettant devant ma webcam, et les lettres que je leur écrirai. Je leur parlerai de ce que j'espère pour eux, de ce que je vois déjà en eux. De la source de leur élan. Je leur dirai comme je suis triste de ne plus être présent dans leur vie. Et aussi ma conviction qu'ils ont en eux-mêmes ce qu'il faut pour grandir en mon absence : le souvenir, même ténu, même indirect, qu'ils garderont de moi, et surtout la force de leur mère.

Bien sûr, tant que je conserve l'espoir de guérir, je remets le projet à plus tard. Je ne suis pas pressé. Mais je tourne dans ma tête les mots que je leur destine. Le moment venu, j'espère être suffisamment en forme pour enregistrer ces messages. C'est d'ailleurs un bon exercice à faire, même quand tout va bien : savoir ce que nous dirions à nos enfants si nous devions mourir demain.

Avec Sacha, j'ai eu le bonheur d'aborder directement le sujet. Le fait qu'il vive loin est depuis longtemps une cause de souffrance pour moi. Quand nous nous sommes vus à Noël, je lui ai suggéré de revenir habiter en France avec sa mère. Je lui ai dit que je ne savais pas encore combien de temps j'allais être là. Que je souhaitais que nous passions ces quelques mois proches l'un de l'autre. Il m'a regardé et a fondu en larmes : « Tu sais, papa, c'est si difficile d'avoir un papa malade… »

Nous avons pleuré ensemble. C'était dur, mais c'était possible d'en parler. Et pour nous deux, ce moment a été à la fois bouleversant et très « utile » en ce qu'il nous a permis d'exprimer l'un à l'autre notre peine. Je sais que Sacha est désormais habité par le chagrin. Chaque fois que j'entends sa voix au téléphone, que je vois son visage sur l'écran, je suis frappé par sa tristesse. Mais j'aime croire que ce moment d'émotion partagée lui sera doux quand il cherchera à me retrouver dans son souvenir.

Il m'arrive de fantasmer qu'en grandissant mes enfants se sentiront enveloppés d'un fin voile protecteur, comme si une force bienveillante flottait sur eux. Comme si, en m'en allant, je leur avais laissé quelque chose de moi, une part immatérielle qui ne peut être vue, entendue ni touchée… Mais qui peut être ressentie comme une force d'amour inconditionnel toujours prête à les soutenir, à les animer, à les pousser.

Il m'arrive même d'imaginer que cette part de moi soit douée de conscience et qu'elle réussisse d'une manière ou d'une autre à soutenir ceux que j'aime dans leur deuil. Ce serait merveilleux de pouvoir insuffler à mes enfants de la force, du courage et le désir de contribuer au bonheur général plus tard quand ils seront grands. Après quoi, je passerais tout à fait « de l'autre côté », le cœur en paix.

J'aime cette phrase tirée d'une lettre qu'un homme avait envoyé à sa femme au moment de partir pour la guerre civile américaine. Il avait assez peu de chances d'en revenir. « Si je ne reviens pas physiquement, lui écrit-il, n'oublie pas que chaque fois que tu sentiras la brise sur ton visage, ce sera moi qui serai revenu t'embrasser. » Cette intuition, j'aimerais la partager avec ma femme et mes enfants. Qu'au moment où ils sentiront la caresse du vent sur leur visage, ils se diront : « Tiens, c'est papa qui vient m'embrasser. »


Dernier chapitre de « On peut se dire au revoir plusieurs fois », D. Servan-Schreiber, Robert Laffont, juin 2011.


http://youtu.be/6uV1VtG_UFA