WARREN


Notre relation dura tout juste le temps d'une fin d'année de Terminale. Tu étais ce que j'appellerai un mustang rétif, piaffant sans cesse, ruant dans les brancards des contraintes scolaires et des vexations disciplinaires.

Dans la division, tu étais le type même de l'élève rebelle, bête noire de la plupart des professeurs auxquels ton ironie cinglante, ta nonchalance provocante comme ton intelligence hors-pair faisaient peur. Tu rejetais les normes quelles qu'elles soient avec un parti pris délibéré, une farouche volonté de nier, de contredire, de détruire, peut-être de faire souffrir. Malgré tes dix-sept ans, il y avait en toi quelque chose de glacé, une maturité trop affirmée, une sorte de désillusion dans ton beau regard outremer. Tu t'enfermais le plus souvent dans une sorte d'indifférence moqueuse que nulle remarque, nulle abadée [1], nulle punition ne semblait pouvoir atteindre. Quel prince tu étais ! Tes cheveux blonds descendaient très bas sur tes épaules, encadrant un visage allongé aux traits à la fois très purs et d'une étrange dureté. Tu traînais dans les couloirs un corps dégingandé, tel un félin toujours aux aguets. Tu savais mordre ou sortir soudain tes griffes, et pour cela on te redoutait. Souvent même on te détestait et tu te plaisais à entretenir ce rejet que tu prenais de haut avec une sorte de dédain aristocratique. (Tous ces nains et ces gueux !) Dans le fond, tu étais foncièrement orgueilleux, non pas une vanité prétentieuse et imbécile, mais froide et calculatrice. L'autre pour toi, à de rares exceptions soigneusement sélectionnées, n'était qu'un instrument, une quelconque proie à croquer après en avoir joué d'un coup de patte négligent.

D'emblée une complicité naquit entre nous. Très vite, tu perçus la séduction que tu exerçais sur moi et tu en profitas sans complexe. Combien de fois t'ai-je tiré d'un mauvais pas, d'une colle pourtant amplement méritée ? Combien de fois ai-je couvert tes absences et excusé tes retards ? Souvent nous bavardions ensemble, mon regard te scrutait et tu te livrais alors avec une spontanéité et, je dirai même, une franchise étonnante. Tu savais ton père homosexuel, mais tu ne lui en voulais pas. Ta mère, tu l'exploitas sans vergogne mais tu l'aimais avec une tendre pudeur. Ni frère ni sœur, tu régnais en gentil despote. Appartenant à une sorte d'aristocratie franco-américaine, tu avais l'argent facile et tu savais déjà que ton avenir était assuré là-bas. Alors tu pris très vite le parti de profiter de la vie.

Allergique à une certaine philosophie scolaire – que j'incarnais bien malgré moi – tu me demandas un jour de te donner des cours particuliers. Tu m'offris de les payer ; je m'y refusai énergiquement. Chaque vendredi soir, vers cinq heures, tu arrivais chez moi, jetais négligemment cahier ou bouquin sur la table basse du salon puis t'installais dans un fauteuil, cibiche aux lèvres. Tu prenais alors cet air un peu distant et détaché qui m'enchaînait à toi et te rendait si irrésistiblement séduisant. La plupart du temps, nous travaillions sur tes dissertations : tu écoutais, suggérais, comprenais très vite. Tu aimais poser des questions souvent pertinentes, parfois insidieuses. Sous tes paupières coulait alors un regard lourd quoique pétillant ; tu le noyais à dessein derrière les volutes de tes longues cigarettes vanillées. Encore une lubie un rien snob qui te différenciait des fumeurs de gitanes ou de bouffardes. Ma pipe était plutôt bonhomme et, tel Raminagrobis aux aguets, je savais déjouer tes pièges délicieusement sournois.

Souvent, hors des sentiers battus et de la doxa ennuyeuse, la conversation s'engageait librement sur les sujets les plus divers où tu t'exprimais le plus librement du monde, d'une manière à la fois abrupte et enjouée. Tu aimais chasser sur mes terres. Dieu ? L'Eglise ? La religion ? Foutaise ! disais-tu. L'amour ? « Un piège à cons » ! Les femmes ? « Juste une fente pour donner du plaisir. » Ton cynisme m'exaspérait, je pressentais que tu cachais bien ton jeu, qu'il devait y avoir des failles, peut-être du velours sous les aspérités d'acier. Je te poussais alors sans ménagement dans tes retranchements, faisais émerger les contradictions grossières de tes raisonnements à l'emporte pièce, débusquais sans peine la part de « Jean Foutre » et de sophismes dans lesquels tu t'enfermais, peut-être pour te blinder ou te protéger. Alors, pris au piège, pour t'échapper, tu éclatais d'un grand rire étrange, sourd et caverneux comme la voix de basse qui était la tienne, étrange contraste avec ton col de cygne et tes boucles blondes.

Parfois, c'est toi qui menais l'offensive en m'obligeant à me dévoiler jusqu'au tréfonds de ma personnalité et de mes convictions. Peu à peu, une intense sympathie nous lia, puis une sorte de connivence fiévreuse qui couvait comme un orage. Un soir de mars, tu arrivas en retard et décrétas tout de go que tu n'avais nulle envie de bosser. Je n'avais pas l'habitude de contrarier tes foucades. Quelle complaisance de ma part ! Qu'attendais-je confusément en retour ? J'étais juste fasciné par ta personnalité aussi puissante qu'exaspérante. Devais-je m'en plaindre ? Tout sauf l'eau tiède ou, pire, l'eau bénite ! Bref, tu tiras de son duffle-coat une bouteille de whisky et déclaras : « Si t'es d'accord, on joue au poker et on la siffle à deux. » C'était moins une invitation qu'un ordre.

Sans la moindre hésitation, je décidai de jouer le jeu. Je ne connaissais pourtant pas grand chose au poker (j'ai fait ensuite des progrès les semaines suivantes !) et craignis que mon partenaire improvisé ne joue pour de l'argent. C'était mal le connaître et minimiser sa rouerie.

- On se fait un strip poker. Ok ?
- Un quoi ?

Ma demande était faussement naïve et sa répartie fut cinglante.

- Ne m'prends pas pour un con, Camille. Et ne joue pas au faux-cul avec moi, please.

Je baissai les yeux sans broncher, sachant déjà que j'avais perdu.

- Tu n'as tout de même pas peur de te retrouver à poil devant moi ?
- Allons-y ! mais toi aussi…
- Moi aussi, je me retrouverai à poil, si tu gagnes bien sûr.

Tu avais donc pris l'initiative et tu tins à la conserver jusqu'au bout. Que cherchais-tu vraiment ? À m'humilier pour briser l'auréole de sympathie et de prestige que j'avais auprès de la division des grands ? À débusquer un point faible que toi, fils d'inverti, tu soupçonnais en moi mieux que chez quiconque ? À moins qu'un désir un peu trouble de ta part… Je savais que le piège que tu me tendais pouvait m'être fatal mais je fis confiance à ton intelligence. Je sus d'instinct que tu ne chercherais pas à me détruire, ni moi ni ma réputation, que tu n'irais pas jusqu'à me faire chanter si je refusais de te suivre jusqu'au bout de ton désir secret. En fait, tu maîtrisais parfaitement le jeu de poker alors que je balbutiais piteusement. Tu aurais pu sans vergogne pousser ton avantage et me laisser nu comme un ver devant toi encore tout habillé, sous ton regard plus goguenard que triomphaliste. Non, tu t'y refusas avec la classe qui était la tienne et tu me laissas habilement gagner plusieurs parties. Mais je n'étais pas dupe ! Une heure plus tard, alors que nous étions tous deux en sous-vêtements, le tissu emprisonnant des sexes déjà surexcités et moites de convoitise, tu décidas de te laisser piéger, perdis avec panache et, sans plus attendre, bondis sur tes pieds, enlevas ton caleçon et me le jetas en riant à la figure. J'esquivai sans ciller.

- Tiens, ton trophée !

Et, je m'en souviens comme si c'était hier soir, Warren, tu te mis à te caresser le sexe avec volupté, sans te presser, comme pour me mettre au supplice et tester mon degré de résistance et de moralité. Tu avais une bite splendide, longue et fine, un gland déjà bien décalotté. Reculant d'un pas, tu te cambras pour mettre en évidence ton attribut royal.

- La partie n'est pas encore gagnée. Rassieds-toi.

Tu obtempéras en souriant. Evidemment, je perdis la partie suivante sans coup férir. Nous voilà à égalité, nus tous les deux. Et c'est alors toi qui décidas de suspendre un moment notre duel.

- Buvons un coup, veux-tu ? Avant, nous avons besoin de prendre des forces, non ?

Tu te laissas glisser de tout ton long dans le fauteuil. Les jambes allongées, la tête rejetée en arrière, tu me toisais avec une ironie décontractée. Tu me tendis ton verre pour que je l'emplisse.

- Tchin tchin ! Mais que vois-je, Monsieur le Professeur, vous bandez comme un cerf !
- Vu le spectacle que tu m'offres…
- Evidemment… lanças-tu tout en faisant tressauter ta queue. Beau jouet, tu trouves pas ?

L'engin à géométrie variable surplombait le nombril.

- J'en conviens… Peut-on jouer avec ?

Tu eus un sourire triomphant vite voilé par une malice un rien perfide.

- Tout à l'heure peut-être.

Tu laissas planer un long silence en te levant pour t'étirer comme un jeune fauve émergeant du sommeil. Ton long corps aux muscles déliés et nerveux, d'une belle couleur mordorée, se déplia lentement. Ton excitation était toujours à son comble, déséquilibrant presque ton imposante stature mais cet exorbitant détail ne semblait pas te concerner ni t'intéresser pour le moment. Tu levas alors les bras très haut, geste qui dévoila deux buissons dorés, rejetas encore ta tête en arrière pour libérer ton opulente chevelure, puis tu la secouas comme pour l'assécher d'un va-et-vient vigoureux. Tu faisais une moue légèrement ennuyée.

- T'as pas un truc un peu porno ?

Ton impudeur était extrême.

- Tu vois ce que je veux dire, dans le genre St François d'Assise prêchant aux zozios…

Je me tus quelques instants. Allais-je avouer mes goûts en dévoilant les trésors de ma vidéothèque ? Toi, Warren, j'en suis sûr, tu connaissais déjà la réponse et tu l'avais anticipée : j'allais te suivre sur ton propre terrain qui était en fait le mien. Alors, à quoi bon faire le prude et tergiverser ?

- Ouais, concédé-je. J'ai des revues et quelques films. Mais as-tu le temps ce soir ?
- J'ai tout mon temps, tu sais bien. Et puis après, tu auras bien quelque chose à manger. J'ai une de ces dalles. Ça creuse le poker !
- Pour le dîner, pas de problème. Alors, choisis… En fait, je n'ai guère le choix.
- No problem ! Un truc de mecs, ça m'ira. Hétéro ou homo, les deux m'excitent comme tu peux voir.

Tu fis claquer ton sexe roide contre ton ventre puis, d'une main mutine, étiras le mien. C'est alors que je voulus te serrer dans mes bras, Warren, mais tu me repoussas sans ménagement.

- Bas les pattes ! Tu n'as pas encore gagné la dernière manche, que je sache. Rien ne presse puisque nous deux, c'était écrit, non ? Prenons donc notre temps et appliquons la vieille recette de Bergson, tu te souviens, tout ce que tu nous as enseigné la semaine dernière, la durée, le présent et tout le tsoin tsoin.

Il y avait chez toi quelque chose de divinement pervers, une provocation iconoclaste, une véritable stratégie du sexe où tu étais passé maître et qui m'affolait délicieusement. Allongé sur le divan, tu feuilletas quelques revues en bombant les globes très fermes de tes fesses juvéniles où luisait un fin duvet. Puis, après avoir choisi le film qui te convenait, tu vins t'asseoir sans façons sur mes genoux en te laissant caresser, en me caressant mais stoppant ma main dès que ton plaisir montait dangereusement.

- Non, tout à l'heure ! soufflas-tu en m'embrassant respectueusement sur le front. En attendant, si on reprenait notre poker ? Tu peux laisser tourner le film pendant ce temps.

Je devinais que tu avais ton plan établi dans les moindres détails.

- Maintenant qu'on est à poil, venons-en aux gages ! fis-je remarquer en me prenant au jeu et en voulant accélérer le processus.
- Ne t'inquiète pas, tout est prévu ! répondis-tu en reprenant ta place en face de moi.

Tes orteils vinrent alors titiller mes bourses par-dessous la table.

- À chaque partie, le gagnant accorde un gage au perdant. Ok ?
- Al right.

Je perdis la première partie. Tu eus ton habituel regard en coin mais tu pris soin de me tourner sur la broche en restant un long moment sans piper mot. Puis, repoussant ta chaise pour que j'observe à l'aise, tu écartas les cuisses et me susurras :

- Si Monsieur le Professeur veut bien goûter !

Tu pris un plaisir intense à mes jeux de langue et de lèvres tout en t'efforçant de rester détaché. Soudain, au bord de l'explosion, tu empoignas sans ménagement ma chevelure et tu retenais ma tête de ton étreinte puissante, le temps de laisser rétrograder les ondes de volupté.

- C'est bon la philo, c'est vraiment bon ! murmurais-tu dans une sorte de leitmotiv enivré, les yeux mi-clos, la tête rejetée en arrière, les jambes tendues comme un arc dédoublé et le ventre plus dur que l'acier.

Tu te laissais à présent caresser le sexe, tes mains pressant ma tête.

- Tu sembles avoir une assez bonne expérience, continuas-tu après m'avoir soudain repoussé brutalement. Tu baises avec tous les élèves que tu héberges ?

Ma réponse fut sans ambiguïté car elle reflétait l'exacte vérité.

- Jamais ! Pas une seule fois jusqu'à ce jour. Je sais les limites à ne pas franchir. L'ultime transgression me serait fatale. Mais avec toi, c'est différent…
- C'est-à-dire ?
- Des jeunes intelligents comme toi, on n'en trouve pas tous les jours.
- Pourtant, tous les gars que tu loges au foyer pour les dépanner, ce sont des garçons splendides !

Je souris.

- Évidemment, mais je sais rester prudent. Je sais avec qui et jusqu'où je puis aller et jusqu'à ce jour, jamais je ne me suis fourvoyé.
- Donc, t'as pas peur que je te fasse chanter ?
- Absolument pas. Dès notre premier regard à la rentrée, je savais qu'un jour…
- Ah bon ! dis-tu un peu désappointé. Mais il a fallu que ce soit moi qui prenne les devants !
- Ne crois-tu pas, Warren, que c'est mieux ainsi ? Si je t'avais sauté dessus comme un vieux vicieux, tu n'aurais guère apprécié, je le sais. Trop esthète pour cela ! Alors qu'en te laissant prendre l'initiative, accomplir ton propre scénario…
- Mon forfait ?
- Si tu veux. Un délicieux forfait. Mais qui n'est après tout qu'un jeu entre nous !
- Tu as raison, si d'emblée tu avais fait main basse sur moi, tu aurais pris mon poing dans ta belle gueule. Allons-y, jouons !

Tu gagnas encore la seconde partie et m'imposas de laper le whisky que tu répandis dans ton nombril. Je m'inclinai sans me faire prier. La troisième partie, tu me la laissas gagner. Sans faire preuve d'une grande imagination, je t'imposai une fellation. Tu t'exécutas avec maestria. Tu emportas ensuite la partie suivante et me demandas de te lécher le cul. Cet exercice m'était assez inhabituel mais comment refuser un gage aussi gourmand ? J'introduisis ma langue au plus profond en y répandant une salive abondante et chaude. Toi, tu ahanais de plaisir, tu te tortillais, tu triturais mes cuisses à me faire mal en y plantant tes ongles. Au tour suivant, tu réclamas et obtins un 69. Je gagnai la sixième partie. Cette fois, emporté par ma rage de plaisir et de possession, puisque nous étions bel et bien en pleine orgie et débordement de tous les sens, je décidai de franchir un nouveau pas. Peut-être voulais-je tester jusqu'où pourrait aller ta complaisance coquine : oui ou non, étais-tu prêt à me suivre dans ma fantaisie, toi, mon cher tortionnaire ?

- J'ai un fort joli godemiché. Veux-tu le tester ?
- No problem, mais vas-y tout de même doucement, répondis-tu du tac au tac en m'offrant une totale disponibilité, déjà à quatre pattes sur la moquette.

Tout en travaillant ton menu orifice, je finis par te poser la question qui me turlupinait depuis un moment.

- Dis-moi, Warren, tu as forcément eu des expériences homosexuelles ? Ça paraît évident !

- Non ! je te jure, c'est la première fois. Tu me trouves aussi doué que pour ton cher Kant ? J'ai lu des trucs que mon père laisse traîner, c'est vrai… Mais j'en avais envie depuis longtemps. Si on n'essaie pas, on ne sait pas. En tout cas, ça m'empêche nullement de baiser les nanas, je t'assure. Disons que là, je fais mes gammes. Et j'adore improviser ! Mais toi, si je comprends bien, tu ne fais que dans le genre masculin ?
- De préférence et forcément ! Je n'ai guère eu l'occasion avec des femmes… Mais depuis tout jeune, je sais ce qui me convient.

Tu ne commentas pas, t'ensevelissant dans les ondes voluptueuses que provoquait l'engin dans un anus enfin largement dilaté et docile. Le temps passait, la nuit était depuis longtemps tombée. Toi, Warren, tu n'étais jamais rassasié et ton sexe, ô prodige, même dans la simulation sodomite, gardait toujours la même raideur. Passant une main entre tes cuisses musculeuses, je saisis tes couilles et ramenai ton sexe vers l'arrière. Tu ne protestas même pas, dodelinant du chef en ronronnant. Je n'avais jamais vu un adolescent de dix-sept ans prendre un tel plaisir, le quémander d'autrui et le savourer pour soi-même. Au bout d'un moment, je confisquai le jouet et tu te redressas, te retournas vers moi, m'attiras contre ta poitrine en feu et m'embrassas avec fougue. Tu plongeais ton regard enflammé dans le mien. Puis, de la main droite, alors que nous étions à genoux face à face, tu réunis nos sexes comme deux tiges et te mis à les glaner avec plus de vigueur que j'aurais souhaité.

- Veux-tu qu'on jouisse ensemble ? te demandai-je dans un souffle.

Tu fis la moue puis te ravisas, pensant sans doute que cette communion me ferait plaisir.

- Pourquoi pas ? Ensuite, on cassera la croûte, le temps de recharger les batteries puis on remet ça, ok ?

J'éclatai de rire, un brin décontenancé par une telle vaillance et ta saillie gourmande, Warren, faillit me faire mollir ! J'étais vraiment stupéfait par ta soif de sexe et ton incroyable impudeur. Emporté par le plaisir, je t'ai plutôt proposé de décharger sur mon visage. Cette offre – cette offrande – ne sembla pas t'offusquer. Qu'est-ce qui pouvait te choquer ? Qu'est-ce qui pourrait me bloquer ! Je m'étendis de tout mon long sur la moquette. Toi, tu te plaças debout au-dessus de moi, me faisant face. En contre-plongée, j'observais tout à loisir ta silhouette cambrée, ta chevelure affolée, ton phallus que tu empoignais des deux mains, les muscles tétanisés de tes cuisses où frisottait un duvet blond. Nous avons alors synchronisé nos mouvements, amples et réguliers et bientôt, en t'inclinant un peu, tu lâchas sur mon visage de longs jets tièdes tandis que je me répandais sur mon ventre. Les spasmes qui secouaient tout ton corps accompagnaient les jets de semence, et c'était sidérant tant ils étaient violents et paraissaient interminables. Je fus aussi frappé de la quantité étonnante dont tu m'aspergeas. Puis tu t'assis sur moi sans façons et posas ta bouche sur mes lèvres baignées de laitance. Tu t'allongeas ensuite et tu te frottais de manière lascive, t'imprégnant de ma liqueur, voulant incruster mon corps dans le tien, comme une empreinte indélébile. Et nous restâmes ainsi de longues minutes. J'étais au septième ciel au point que je ne ressentais même pas l'inconfort de ton poids et tes cheveux dans ma bouche. Puis, te soulevant sur les coudes tu me dis :

- J'ai faim ! Merci. Ça a été impec. Un sacré baptême du feu !

Avec une souplesse de félin, d'un saut sur le côté, tu bondis et filas vers la salle de bain. Je t'y rejoignis. Une douche rapide et abondante nous rafraîchit agréablement, serrés l'un contre l'autre. J'aurais aimé prolonger ce tendre adoubement mais ça te fit rigoler. La tendresse, ce n'était guère ton genre. Déjà tu me hélais en t'essuyant avec vigueur.

- J'ai la dalle !
- Il n'y a pas grand chose. Tu ne t'étais pas annoncé… Salade, jambon, omelette, fromage à volonté et quelques matafans [2]. Ça t'ira ?
- Impeccable. Je te donne un coup de main.
- Et on accompagnera le tout d'un bon champagne de derrière les fagots. Une si belle soirée, ça s'arrose !

En riant, tu me serras à nouveau contre toi puis tu passas au salon pour fumer une cigarette. Tu en allumas une autre et tu vins la placer délicatement entre mes lèvres.

- Bien sûr, on reste à poil, non ? demandas-tu avec une candeur désarmante.

Ce n'était pas une interrogation, mais un constat.

- C'est comme tu préfères ! répondis-je, bien décidé à ne rien imposer.
- Moi, je préfère. À la maison, il n'y a jamais de problème.

Tu allas ensuite mettre un disque des Rolling Stones, un microsillon qu'un jeune m'avait offert mais dont je n'avais testé que la première plage tant je suis accro à la musique classique. Le repas fut vite préparé. Tu évoluais nu dans l'appartement avec une grâce féline. Ton sexe au repos tressautait à chaque pas. Je ne pouvais m'empêcher de lancer des coups d'œil furtif vers une telle merveille. Tout à coup, n'y tenant plus, je t'ai demandé :

- Tu accepterais qu'on fasse quelques photos ?
- Bien sûr, mais exclusivement à usage interne. J'aimerais pas me retrouver dans Playgirl !

Tandis que tu mettais sagement la table, j'allai chercher mon Polaroïd pour faire quelques clichés instantanés. J'en tirai plusieurs tandis que tu allumais le candélabre, cassais les œufs, débouchais la bouteille tout en marquant le rythme par des claquements de doigts. Notre repas fut détendu. La conversation porta sur de nombreux sujets. Nous avions oublié que nous étions dans le plus simple appareil et que nous venions de nous livrer à des exercices assez délurés. Tu me dévoilas sans détours ta philosophie de la vie faite d'un désir forcené de liberté et de jouissance sans entraves. Tout connaître de la vie ! Ne pas subir, mais dominer. Ta vision de l'humanité était terriblement réaliste, concrète, cynique même, marquée par une sorte de pessimisme ironique et acerbe. À brûle-pourpoint, tu me demandas si je croyais vraiment en ce Dieu à qui j'avais apparemment consacré ma vie sans la dévitaliser tout à fait pour autant. J'avoue que je fus assez embarrassé par ta question où il n'y avait pour une fois aucune perfidie, juste une perplexité sincère.

- Pourquoi ? Tu trouves cet engagement sacerdotal assez peu conciliable avec ma vie privée ?

Ta réponse jaillit sans arrière-pensée.

- Pas du tout ! Bien au contraire. Maintenant, tu me parais plus proche, plus humain. Tu n'es plus un robot en soutane, d'ailleurs je l'avais deviné… il y a en toi quelque chose de fort, d'authentique. Et tu es un indompté, comme moi !

Sa remarque fut un baume.

Le repas terminé, la table débarrassée, notre coupe à la main, nous reprîmes place côte à côte sur le divan. Tu te lovas contre moi, posant ta tête sur mon épaule. Ta chevelure agaçait mon torse tandis que la chaude lumière des bougies allumait une couleur de miel sur ta peau. Au plafond dansaient les ombres d'une plante exotique. Tu souhaitas une musique d'ambiance et me demandas si j'avais du Mahler. Je ne possédais malheureusement qu'un disque d'extraits. Ton choix m'étonna : je m'attendais à quelque chopinade ou d'autres scies à la sauce vénitienne. Dans les années soixante, on ne connaissait guère ce musicien, certains critiques le méprisaient. Va donc pour le sarcastique Gustav ! Déjà tu paraissais sommeiller. L'alcool ? Nos exercices apéritifs ? Ta main erra encore jusqu'à mon sexe. Je palpais le tien avec tendresse. Sa douceur et sa modicité quasi enfantine m'émurent : une pure innocence ! Tu me tendis ta coupe de champagne que je vidai sans me presser, songeur, béat, tandis que tu appuyais le verre contre mes lèvres. R

egards affutés et profonds. Nous sommes restés ainsi, longtemps soudés mais sans retrouver les débordements qui avaient marqué la première partie de la soirée, sans en avoir ni besoin ni envie. Nous étions l'un près de l'autre, heureux, apaisés, repus, nous ne souhaitions rien d'autre. Puis tu te levas, pris ma main et, sans un mot, tu me conduisis vers la chambre à coucher. Nous restâmes longtemps enlacés sur le lit et cette fois nos sexes à nouveau exacerbés exigèrent leur dû. À peine m'avais-tu embrassé après avoir mouillé ma hanche que tu t'endormis entre mes bras.

Vers deux heures du matin, tu t'éveillas soudain.

- Quelle heure est-il ? Je vais rentrer.

Tu t'habillas rapidement sans mot dire. J'osai une question :

- Warren, dis-moi franchement, tu ne regrettes vraiment rien ?

Ta réponse résonna dans un rire.

- Regretter quoi ? Avec toi, tout a été si merveilleux, si nouveau. Et si intense ! Nous nous comprenons tellement mieux maintenant. Allez, je me sauve. À lundi.

Et tu ajoutas, en osant te moquer, toi le Yankee, de mon accent ensommeillé :

- A'rvi pâ ! [3]


Le lundi suivant, lorsque tu pénétras dans ma classe pour le cours de philosophie, ton regard se posa longuement sur moi avec une gravité que je ne te connaissais guère. En passant devant moi, tu murmuras : « Tu vas bien ? Pas de regret ? » Je souris sans répondre. Tu compris ce que je voulais dire.

Chaque vendredi tu continuas à venir pour ton cours particulier. Nous prenions d'abord le temps et la peine de travailler puis, avec l'aisance et le naturel d'un rituel bien rodé, nous faisions l'amour de multiples façons. L'année se termina trop vite. Malgré tous les pronostics des professeurs, tu réussis brillamment ton baccalauréat. En fait, tu avais bien caché ton jeu : sous tes allures décontractées se cachait un bosseur. Tu voulus qu'on arrosât ce succès dignement, une soirée qui décalquerait notre première rencontre printanière. Et cela se passa ainsi, exactement, le poker avec son suspense et Mahler à la clé, magnifique compositeur que j'avais commencé à découvrir et à aimer, grâce à toi, Warren. Tard le soir, alors que nous étions étendus l'un près de l'autre, tu m'annonças comme à regret :

- Je repars le mois prochain pour les Etats-Unis. Je vais m'établir en Californie près de Los Angeles. Mes parents y ont une propriété. Je vais y poursuivre mes études à l'université. Pour fêter notre départ, mes parents organisent une party la semaine prochaine. Je veux que tu sois là.

La nouvelle me surprit mais ne me bouleversa pas outre mesure. Je pensais que c'était mieux ainsi. Une relation aussi passionnée et libérée que la nôtre, comment aurait-elle pu durer sans s'affadir ? Nous allions donc nous séparer en pleine communion d'amour et d'amitié : c'était très bien ainsi. Bref et intense. Périssable et inoubliable.

Je t'embrassai tendrement, comme un fils très cher, et je murmurai :

- Ok, j'y serai. Quel jour ?
- Samedi prochain.
- Entendu. J'aimerais t'offrir un cadeau avant notre séparation. Qu'est-ce qui te ferait plaisir ?
- Ce que tu choisiras sera bien, répondis-tu en souriant. Et tu viendras me voir en Californie. Promis ? Je serai heureux de t'accueillir chez nous quelques jours.
- Ça, c'est une autre affaire ! Je ne peux rien promettre. Ton invitation me touche mais les frais risquent d'être un peu lourds pour ma bourse…
- On s'arrangera en son temps, répliquas-tu d'une manière énigmatique.

Le samedi suivant, j'arrivai chez toi les bras chargés de cadeaux : un double album des Rolling stones, une récente version des Kindertotenlieder ainsi qu'un ouvrage richement illustré consacré à la Haute-Savoie. Entre les pages, j'avais glissé quelques-unes des icônes qui immortaliseraient nos ébats.

La soirée fut magnifique. Il faisait un temps splendide. Le Léman miroitait en contrebas de la villa. Je jouai mon rôle de maître de division et de digne professeur de philosophie. Je devisais avec les invités tandis que mon turbulent élève, dont je ne cachais ni les faiblesses ni les atouts lors de mes conversations, passait de temps en temps avec un plateau pour glaner discrètement un regard ou un sourire. Tu étais resplendissant, Warren, vêtu de ce magnifique smoking de satin blanc qui allongeait ta silhouette. Ton père vint s'entretenir longuement avec moi, me demandant ce que je pensais de toi. Je te revois à l'arrière plan, debout, svelte, une coupe à la main, écoutant d'un air distrait une belle jeune fille très entreprenante. À deux ou trois reprises, tu m'envoyas une œillade complice. C'est la dernière vision dans notre pays que je garde de toi, Warren chéri.

Au moment de partir, tu m'accompagnas jusqu'au portail. Dans notre accolade discrète mais ardente passa une immense tendresse. C'est alors que ta mère me glissa une enveloppe que je n'osai pas refuser. Rentré chez moi, je trouvai un chèque conséquent avec ce mot : « Pour aider votre voyage en Californie. Nous comptons sur vous et nous vous remercions pour Warren. » Tu avais ajouté, de ton étrange écriture chaotique : « Et moi, je compte sur toi. Bye et à bientôt. »


Le voyage eut lieu deux ans plus tard. Je reverrai toujours Warren venir à ma rencontre à l'aéroport. Il était accompagné d'une jeune femme, aussi grande et blonde que lui. Il avait coupé ses cheveux et avait désormais une allure de tennisman. Il me serra contre lui et murmura : « Je te présente mon amie Nancy. Embrasse-la. » Un peu interloqué, j'hésitais. Il dit alors quelques mots en anglais à la jeune femme qui éclata de rire et m'attira contre elle pour m'embrasser. Le message était clair et j'étais reconnaissant à Warren de me l'avoir lancé. Moi-même, je ne venais pas en Amérique avec une quelconque arrière-pensée, encore moins une stratégie, pas même des regrets. Le passé était le passé. Un merveilleux passé mais la page était tournée. Mon séjour en famille fut délicieux. Warren était devenu un grand ami. Il l'est resté jusqu'à ce jour.


(à suivre)

[1] Sévère remontrance en dialecte savoyard.
[2] Beignets de pommes de terre (mot à mot : un mate la faim).
[3] Au revoir !


Extrait de « J'ai aimé. Souvenirs d'un curé savoyard », Michel Bellin, GAP, 2009.