JULIEN


Je revis souvent ce matin d'été que le sirocco rendait encore plus incandescent. Nous étions calfeutrés sur un piton abandonné, quelque part dans les montagnes de Kabylie. L'aumônier déboula et s'avança aussitôt vers moi. « Julien est mort, tué près de Palestro dans une embuscade. Vous étiez du même cours, n'est-ce pas ? »

Si je connaissais Julien ! Nous étions effectivement du même âge, à peu de jours près. Rentrés la même année au petit séminaire, cette funeste journée d'octobre, quelques mois après la Libération, dans cet immense bâtiment dont l'atmosphère glacée puait le désinfectant. Julien et moi, nous avons suivi ensemble, côte à côte, tout le cursus scolaire. Ensemble entrés au petit séminaire, ensemble introduits dans le grand, revêtus le même jour de la sinistre casaque noire qui nous étiquetait définitivement comme futurs curés et bientôt prêtres pour l'Eternité selon l'ordre de Melchisédech. Nous nous étions revus quelques semaines plus tôt, lors d'un week-end de séminaristes à Kouba. Julien était alors sous-lieutenant dans la région de Palestro. Quant à moi, pour avoir refusé énergiquement de faire l'école des officiers, je vivotais comme première classe dans une compagnie de transmissions à Tizi Ouzou.

La nouvelle m'atteignit comme un coup de dague. Julien, cet ami de toujours, ce corps tout en chair, presque trop rondelet du temps de l'adolescence et que son prénom ennoblissait d'une manière décalée et quelque peu incongrue. Mon Julien ! Son visage était franc et épanoui, avec les yeux à fleur de paupières, des lèvres charnues, cette mine joviale toujours prête à l'ironie ou aux calembours un peu lourds. Un solide bon sens de campagnard bien arrimé à la glèbe ; quelqu'un qui ne s'en laissait pas conter, qui attirait tout naturellement la sympathie, qui aimait la vie et jouait à plein son jeu inédit et ses mille fantaisies. Les études ne furent jamais son fort mais il suivait cahin-caha son chemin, réussissant même à décrocher le baccalauréat qui était censé couronner nos glorieuses Humanités.

De nos professeurs ou de nos condisciples, qui devina jamais les rapports intimes que très vite nous nouâmes, dès la classe de sixième ? Nous étions tous deux jeunes et bien précoces. Ce fut une relation de toujours, de celles que seule la mort peut brutalement trancher sans jamais rien dissoudre dans la mémoire. Lors de notre ultime rencontre à Kouba, n'est-ce pas Julien qui, le premier, vint me relancer dans ma chambre ? Il eut toujours pour moi une passion jalouse et brûlante que je ne partageais pas vraiment. Mais j'aimais tellement son corps, son sexe impudique, sa manière brutale d'exiger son plaisir, sa violence un peu rustre, son acharnement à triturer ma chair sans vains préambules romantiques !

Tout commença par des amusements faciles de collégiens en culottes courtes. Faisant partie de l'équipe qui travaillait à l'entretien du parc, chaque après-midi, durant la récréation, nous nous élancions vers le jardin du séminaire. Pour y travailler bien sûr, désherber, arroser, ramasser les feuilles mortes mais très vite, notre première occupation fut de sarcler nos jeunes corps et d'y recueillir la toute première sève. Nous parvenions à nous isoler du surveillant enjuponné, tout au fond d'une tonnelle bien protégée, à l'écart du parc. Là, nous débutâmes par des jeux de mains sans conséquences : nos corps s'entremêlaient dans d'innocentes chamailleries qui devinrent joutes puis corps à corps. Mais très vite, Julien trouva le chemin de ma bique [1] qu'il prenait plaisir à écraser de son genou vigoureux en me forçant à écarter les jambes. Bien plus costaud que moi, il n'eut guère de peine à me soumettre à ses volontés. J'étais vaguement effrayé, déjà comblé. Je me fis très vite complice de ses fantaisies horticoles qui m'ouvraient soudain des horizons inattendus et secrètement convoités. Julien m'initia donc aux ardeurs homosexuelles ; ces plaisirs ingénus devinrent une habitude aussi soigneusement entretenue que la pelouse du collège. Toujours, je lui laissais l'initiative ; toujours, il dénichait de nouveaux jeux, de nouvelles voies d'accès, de nouvelles épices pour corser nos étreintes. Il y a avait chez lui une sorte de perversité innocente qui me fascinait et je me laissais toujours réduire à merci.

Julien me provoquait à tous moments, dans les circonstances les plus inattendues et parfois les plus solennelles. Je me souviens encore de ce jour de Communion Solennelle. Nous devions être en 3ème. Tous les élèves étaient regroupés dans le chœur de la chapelle pour laisser la nef aux parents. Nous étions là serrés devant le maître-autel les uns contre les autres, dans la pénombre alourdie de volutes d'encens et de fragrances de pivoines. Cette interminable liturgie m'a depuis toujours révulsé. Cette année-là, Julien était tout contre moi. Ne trouva-t-il pas le moyen de se livrer contre ma cuisse à une séance de masturbation en règle alors qu'à genoux sur le parquet encaustiqué nous étions censés suivre le rituel eucharistique ? Je revois son visage extatique, levé vers le tabernacle, alors qu'il triturait mon sexe sans ménagement et qu'il forçait ma main contre le sien qu'il avait ostensiblement fait jaillir de sa culotte. Ave verum psalmodiait la chorale. Notre ferveur fut brève et intense.

D'autres fois, Julien m'entraînait dans un invraisemblable dédale tout au fond du galetas [2] dont l'entrée était interdite aux internes. Dans un entassement de malles éventrées et de bouquins poussiéreux, mon tout premier amant avait aménagé une sorte de réduit imprenable. C'est là qu'il me donnait rendez-vous, impérativement, aux heures les plus indues. Avec les années, nos rapports s'encanaillèrent. Dans cet îlot de félicité, Julien n'hésitait pas à faire se rencontrer d'autres élèves et à trois, quatre, parfois six, nous ébauchions de véritables orgies qu'accompagnaient casse-croûtes et fiasques subtilisées dans les réserves du bahut. De pâles bougies dérobées aux autels collatéraux de la chapelle éclairaient ces entrelacs de corps pubères dénudés qui concélébraient leur plaisir avec la plus désarmante bonne foi. L'odeur du sperme abondamment répandu, ce parfum de chèvrefeuille si vite identifiable, si délicieusement douçâtre, se mélangeait aux fragrances de vieux cuir et de foin séché, dans une pénombre dorée où dansaient des milliers de grains de poussière dispersés par nos ébats. Nous ne parlions pas, nous nous appliquions à tester : chaque nouvel orifice était une trouvaille voluptueuse. Et comme dans le cérémonial catholique, au moment de l'élévation où tous les chefs doivent s'incliner ensemble, nous nous arrangions pour faire coïncider notre ferveur spasmodique non pas avec le drelin drelin impérieux mais dans un concert de gémissements ineffables. Je me souviens que Julien n'était pas en reste : c'est lui qui beuglait le plus fort au risque de donner l'alerte chez l'un ou l'autre des prêtres qui habitaient l'étage inférieur. Mais la Providence veillait : jamais nous ne fûmes surpris en flagrant délit de dévotion corporelle.

J'ai déjà dit que je ne partageais pas la passion exclusive de Julien. Il fut essentiellement mon initiateur. Je dois préciser à sa décharge que s'il était possessif à mon égard, il n'avait de cesse d'enrichir son tableau de chasse et nos babouineries sous la soupente y contribuaient grandement. Néanmoins, le gentil Camille (il m'appelait son petit Milou) restait l'ami privilégié, celui du premier jour, et sans aucune pudeur il me narrait conquêtes et exploits. Il ne tentait même pas de se vanter, naturellement surdoué et ingénu. D'ailleurs, plus que ses stratagèmes ou ses trouvailles érotiques, c'est son innocence qu'il m'inocula.

L'entrée au grand séminaire ne mit aucun terme à nos complicités. Je me souviens que Julien était l'un des coiffeurs de la communauté. Quand j'allais me faire couper les cheveux, très courts bien entendu, revêtu de la soutane réglementaire il se collait contre moi pour me faire ressentir son sexe bandé. Je devinais qu'il avait pris soin ce jour-là de se mettre nu sous le noir fourreau qui ne lui allait d'ailleurs pas très bien. Etonnante perversité de ce tendre et violent ami qui, je dois bien l'avouer (je n'ai rien à avouer !), fut sans doute le responsable de mon basculement définitif dans cet amour qui n'ose pas dire son nom et qui est pourtant noble et tellement bon.

En fait, l'un et l'autre, dès l'enfance puis dans notre pieuse adolescence, nous vivions notre homosexualité sans connaître le mot, sans arrière-pensée, sans aucun tourment intérieur, avec un amoralisme total qui aurait stupéfié nos maîtres en Théologie et en Ethique. Mais la religion, pas même la foi, ne pouvait avoir prise sur notre sensualité débridée ; la greffe ne pouvait pas prendre, c'était un autre univers, un univers autre où pas même Jésus-Christ en personne n'avait de parole pour nous, ni conseil évangélique ni exhortation ni condamnation ni espérance consolatrice, surtout pas de contrition rédemptrice. Nous vivions dans notre univers, dans notre bulle enchantée. Nos célébrations n'avaient rien à voir avec Laudes ou Complies. L'âme n'était qu'une gélatine pieuse dont nous n'avions rien à faire : seule la sève qui jaillissait de notre chair exaltée et scellait notre unité. C'était d'ailleurs plutôt une sorte de baptême chaque fois renouvelé, quand bien même ce sacrement, pour le bonheur des élus et la rage des mécréants, est unique et indélébile !

À l'extérieur, tout dans l'attitude de Julien révélait un jeune équilibré, sain de corps et d'esprit, pas très cérébral certes, mais altruiste, généreux, pieux, heureux de vivre, montrant une jovialité et une franchise à toute épreuve. Parmi ses compagnons, je fus sans doute l'un des seuls à connaître la dualité radicale de cette personnalité complexe et attachante. Aussi, je reçus la nouvelle de sa mort prématurée durant la guerre d'Algérie comme une blessure, une injustice, jamais comme une punition ou une tardive libération. Car c'est lui qui m'a désaliéné du péché et m'a appris à jouir et à me réjouir du corps lorsqu'il s'allie à l'âme, merveilleux instrument de musique qui semble chanter la même ritournelle mais toujours avec des variations, des gradations, des orchestrations différentes et inépuisables.

Et lorsque ses parents effondrés – qui me considéraient à juste titre comme le meilleur ami de leur fils – me remirent le cadeau qu'ils lui avaient offert pour ses vingt ans, je me dis que rien n'aurait dû périr de ce que nous avions vécu ensemble. N'étions-nous pas toujours les meneurs de la classe, ceux qui aidaient les paumés à s'en sortir, qui lancions les initiatives les plus originales à une époque où les élèves devaient sans cesse subir et se taire ? Nos soirées théâtrales, nos parodies du Mardi Gras, les compliments troussés à l'occasion de la fête du Supérieur, les préparations liturgiques nous voyaient toujours, Julien et moi, au premier rang des organisateurs jugés parfois trop imaginatifs voire modernistes. Nous fûmes toujours l'un et l'autre chefs de classe ou de division. Mais contrairement à nos rapports intimes, ici les choses s'inversaient : j'étais le premier, lui mon second.

Etrange destinée, trop tôt fauchée, où l'humaine ambiguïté se révèle dans la banalité des jours. Un quotidien pourtant toujours riche, toujours inattendu et inventif. Et subversif par son ingénuité ! Nos errements précoces ont nourri mon dynamisme et mon amour de la vie. Merci à toi mon Julio et toujours à tes ordres. Pour le reste, qu'importe ?


(à suivre)


[1] Pénis en dialecte savoyard.

[2] Grenier.


Extrait de « J'ai aimé. Souvenirs d'un curé savoyard », Michel Bellin, GAP, 2009.