Un peu plus tard, j'ai pu m'expliquer posément. Lorsque je fais une croisière en Littérature, nul besoin de passeport ni d'aéroport, juste les mots. Grâce à eux, je décolle, m'élève, embrasse une vaste contrée puis je plonge au cœur de chaque personnage et je ressens tout, absolument tout : paysages, visages, couleurs, odeurs, péripéties, impressions, le moindre émoi, jusqu'au plus profond silence... Chaque fin de paragraphe ou de chapitre est une escale, chaque page est une plage vierge où s'inscrivent les traces de mon imaginaire enchanté. Et ainsi, je voyage toujours en first, au chaud, dans mon fauteuil ou dans mon lit... et pour quelques piécettes d'euros !

Je viens de faire un test concluant. Ayant pris un livre au hasard, je tombe sur l'extrait qui va suivre. Embarquement immédiat : exotisme garanti, émotion intacte, magie aussitôt reconstituée ! Illico, me voici en compagnie de Pasolini et de Moravia à Tekkadi, au bord du lac, dans la splendeur du couchant, au milieu de jeunes gens très sages et très beaux, dorés comme des dieux, tous convoqués par un air de flûte pour fêter ensemble le 15ème anniversaire de l'indépendance de l'Inde.


(...) Ils étaient, tous, habillés en blanc mais cette fois-ci, les tissus étaient vraiment immaculés et neufs, parce que c'était un jour de fête. Le grand drap qui enveloppait leurs hanches, ou qui descendait jusqu'aux chevilles, ou qui entourait leurs membres et était noué sur le ventre, de manière à laisser les jambes nues, la tunique ou la chemisette blanche, et l'étroit turban blanc sur des cheveux noirs et ondulés, avec leurs mèches et leurs touffes si romantiques et barbares à la fois : tout était soigné et pur.

Ils se tenaient au fond des gradins herbeux qui donnaient sur le lac déjà éteint, dans les dernières lueurs sanglantes du crépuscule. Ensuite, l'un d'eux, après avoir échangé quelques paroles avec ses compagnons, s'avança vers nous, descendant de l'endroit un peu surélevé où il se trouvait, et se mettant à notre hauteur ; ses camarades étaient assis autour de lui, accroupis sur l'herbe sèche, il tenait, à la main, une flûte à bec ou à tuyaux, je ne sais plus, en tout cas un petit instrument à vent, presque caché entre les plis de sa tunique. Il se mit à jouer. C'était une vieille mélodie indienne, parce que l'Inde est réfractaire à toute influence musicale étrangère ; je crois même que les Indiens ne sont pas physiquement en mesure d'entendre d'autre musique que la leur. C'était une phrase hachurée, étouffée, haletante, qui finissait toujours, comme tous les airs indiens, par une sorte de lamentation presque gutturale, un râle doux et pathétique mais, à l'intérieur de cette tristesse, était contenue une espèce de gaieté noble et ingénue.

Le garçon jouait de la flûte, et nous regardait. Il donnait l'impression de nous parler, en jouant ainsi, de nous faire un long discours, pour lui-même et pour ses camarades.

« Nous voici donc, semblait-il dire, nous autres, pauvres petits Indiens, avec nos tissus qui couvrent tout juste nos petits corps, nus et sombres, comme ceux des animaux, chevreaux et agnelets. Nous allons à l'école, c'est vrai, nous étudions. Nous voici autour de messieurs nos professeurs. Nous avons une ancienne religion à nous, compliquée et assez terrible, et, en plus, précisément aujourd'hui, avec des drapeaux et de petites processions, nous célébrons la fête de notre indépendance.« Mais quelle longue route, il nous reste encore à accomplir ! Nos villages sont construits avec de la boue et avec de la bouse de vache, nos villes ne sont que d'informes marchés, faits de poussière et de misère. Des maladies de toutes sortes nous menacent : la variole et la peste sont entre nos murs, comme les serpents. Et tant de petits frères naissent chez nous que nous ne trouvons plus le moyen de nous partager une seule poignée de riz. Qu'est-ce que nous deviendrons ? Qu'est-ce que nous pouvons faire ? Pourtant, dans cette tragédie, il nous reste quelque chose qui, si ce n'est pas de la gaieté, en est presque, c'est de la tendresse, une humilité envers le monde, de l'amour... Avec ce sourire, toi, étranger chanceux, de retour dans ta patrie, tu te souviendras de nous, pauvres petits Indiens... »

Il continua de jouer et de parler ainsi, longuement, dans le silence angoissant du lac.



P. P. Pasolini, L'odeur de l'Inde, traduction de René de Ceccaty, Folio, Gallimard, 2001.







L'Inde a beaucoup changé depuis que ces souvenirs ont été consignés. L'Inde éternelle demeure. À l'époque où la plus grande démocratie du monde est en train de s'exprimer, j'ai pu la rencontrer et l'aimer à travers quelques signes jetés sur du papier.