Mais, avant de m'y remettre, plutôt que de lire la récente biographie de Godard – LE spécialiste –, je lis ces jours son opus intitulé « Céline scandale ». Je ne suis pas assez bon lecteur pour comprendre ou peser ses arguments. Mais son irritation, elle, instinctivement je la partage : assez de ces célinophiles et de ces célinophobes inconditionnels (ces derniers forcément plus nombreux) qui sans cesse s'aveuglent eux-mêmes, se renvoient la balle en entrechoquant constamment les termes de « grand écrivain » et d'« odieux antisémite », sans trop se demander quels sont au juste le sens, la portée de chaque qualification jetée à la face du « lyrisme de l'ignoble » qui séduit autant qu'il dérange. Ce blocage mental, à la fois pratique et paresseux, ce balancement de Normand qui empêche de prendre la prose incriminée à bras le corps, bref cet évitement est intolérable (inévitable ?) même 50 ans après la disparition du plus grand écrivain du XXe siècle. Raison de plus pour (re)lire Godard et découvrir l'avant-propos de son essai incisif.




« Ce livre est né d'une irritation, celle d'entendre en toute occasion ressasser sur Céline un même discours sans issue. Plus de trente ans après sa mort [La 1ère édition de l'ouvrage date de 1994], on n'est toujours pas sorti du tourniquet qui, sitôt son nom prononcé, renvoie indéfiniment de « grand écrivain » (quand ce n'est pas « grand styliste ») à « antisémite », et d' « antisémite » à « grand écrivain ».

Le pire est que l'opposition entre les termes fascine tant qu'on ne songe plus guère à s'interroger sur le contenu de chacun : en quoi, au juste, jusqu'à quel point, Céline est-il un grand écrivain ? (Et préalablement : y a-t-il jamais eu un grand style qui soit seulement style ?) De quoi est faite au juste cette « petite musique » qu'on se contente si souvent de mentionner pour solde de tout compte ? Qu'en est-il, au juste, compte tenu des interprétations que certains en proposent parfois, de cet antisémitisme que la plupart des gens ne connaissent que par ouï-dire, n'ayant pu lire les textes ? Il faudrait commencer par essayer de préciser de quoi on parle. Une fois les termes définis, peut-être le problème ne se poserait-il plus de la même manière. Car c'est bien à cela qu'il faut tendre : à sortir de ce cercle, si possible, par le haut.

Le discours courant sur Céline contribue pour sa part à la confusion des esprits. En posant la dualité autour de laquelle il tourne et retourne, comme une contradiction dans les termes, et en s'en tenant là, il fait comme s'ils étaient du même ordre, il obscurcit l'existence de la littérature en tant que telle, il brouille en nous le sens de nos valeurs. On pourrait espérer que le cas limite, irritant, douloureux, de Céline, au lieu de bloquer la réflexion, nous aide au contraire à clarifier notre conception de la littérature et de nos relations avec elle en cette fin du siècle. Sur la notion proustienne de moi créateur et sur la situation respective, toujours aussi difficile à concevoir, de l'art et de la morale – et d'autre part sur certains aspects du racisme et de l'antisémitisme –, Céline a des choses à nous apprendre.

Je lui ai depuis vingt ans consacré une bonne part de mon travail, sous forme d'éditions et d'études critiques. C'est une des manières de manifester le sentiment intime qu'on a de la force d'une œuvre, surtout quand elle est aussi controversée que celle-ci, que d'en donner des textes fiables et annotés, et de la prendre pour objet d'un examen approfondi. Mais ces études sont nécessairement spécialisées. Même quand elles impliquent une vision d'ensemble, elles sont obligées, comme toute entreprise de connaissance, de délimiter chaque fois leur perspective, de choisir leur problématique, et parfois de se concentrer sur certaines œuvres plus significatives de leur point de vue. Ces études s'imposent aussi, pour obéir aux exigences du savoir, de rester dans les limites de l'impersonnalité, et, par souci de rigueur, de n'user que de termes méthodiquement définis, qui pour cette raison ne sont pas toujours ceux de l'usage général.

Il y a un temps pour chaque chose. Je voudrais aujourd'hui me remettre dans la position de tout lecteur qui se pose la question de la valeur qu'il attribue à une œuvre (lui seul, par sa seule réaction de lecteur, indépendamment de tout ce qu'il a pu lire ou entendre sur cette œuvre), de la place où il la situe dans sa bibliothèque idéale, et des éventuels problèmes de conscience qu'elle soulève pour lui. Il s'agit de considérer celle-ci non plus sous tels de ses aspects ou dans telles de ses parties, mais en bloc, comme un tout, et de savoir quel jugement on porte sur elle, à travers ce nom de Céline qui désormais ne désigne qu'elle, et non plus l'homme des biographies qui l'a porté tant qu'il était en vie.

Je le ferai sans l'appareillage de notions et de catégories du critique, mais aussi sans l'appoint de citations de l'auteur dont il soutient habituellement son commentaire. Les citations sont pour le critique des preuves qu'il se sent tenu de fournir point par point. Elles ont pourtant l'inconvénient de mêler deux textes de nature différente, dont chacun nuit à la continuité de l'autre. Dans le pire des cas, le commentaire n'est plus qu'un mince fil de liaison entre des extraits du texte commenté, découpé et redistribué autrement que l'écrivain ne l'a voulu. La tentation est plus grande que jamais avec Céline, dont la moindre citation est de nature à rehausser n'importe quelle page de commentaire, et au besoin à la faire passer. Mais il fallait ici se passer de cette aide. Toute réflexion suppose aussi une distance par rapport à son objet. Celle-ci évoquera, j'espère, suffisamment l'œuvre de Céline à ceux qui l'ont lue, et réservera le plaisir du texte à ceux qu'elle incitera à le lire.



Avant-propos. Céline scandale d'Henri Godard, livre de poche, Folio, 1998.