- Mets-toi à l'aise. J'en ai pour un instant…

Isidore s'est esquivé dans une pièce contiguë, sans doute son bureau. Je me suis assis sur un tabouret bas en bambou. Légèrement oppressé. Ma peau moite colle à ma chemise et j'ai dû vite me défaire de mon anorak et de mon pull. Dans quelle jungle irréelle ai-je atterri ? Et pourquoi mon guide tarde-t-il tant à me rejoindre ? Est-ce bien le moment de faire les comptes de la semaine ? A moins qu'il ne bichonne avec amour son fameux prototype d'Anthurium pour m'infliger un cours de botanique ? Mais il n'a rien compris ! C'est la bitanique que je veux qu'il m'enseigne ! Plus que des plantes, c'est de son corps dont j'ai besoin. C'est sa peau qu'il me faut, sa chaleur, sa texture, la gamme infinie de toutes les espèces en voie d'apparition : les nervures de son derme, la roseur de ses paumes, les palmes de ses longs doigts, le cresson de son ventre et de son chef crépu, la cora de son échine, le balafon de son cul, les calebasses de ses fesses, l'œillet noir de son fion, le pétiole de son zob, le fût du baobab, le litchi de son gland, les mangues de ses bourses, l'opalescente sève de son foutre nubien… et ses bras immenses, de puissantes ramures qui m'enserrent à m'étouffer et me bercent comme un frangin. M'en fous de l'Anthurium !

Tandis que je délire en somnolant déjà, Isidore est entré. Méconnaissable ! Immense et impérial. Il a revêtu un ample boubou d'un vert tendre appétissant. Il s'avance vers moi, portant dans ses mains une calebasse. On dirait quelque envoûtant sorcier exhibant un gri-gri. Ses yeux sont deux charbons ardents, sa bouche charnue découvre un sourire nacré. Il me tend le breuvage.

- A taka nongo, ita ti m'bi !

Je le regarde incrédule. Où suis-je ? À Paris 16ème ? A Dakar ? Dans l'arrière-pays Ouolof ?

- Le breuvage de l'Amour, mon frère.

L'officiant me tend le récipient artisanal. J'approche mes lèvres, il fait de même. Nous concélébrons. Du lait de soja ? Peut-être, avec un goût prononcé de muscade et de papaye verte et juste une pointe de pili-pili. C'est frais et légèrement huileux. Je me sens mieux, déjà euphorique. Isidore s'est reculé d'un pas, il m'apparaît encore plus immense. D'un geste ample, il ouvre son boubou qui va béer sur la plante carnivore comme un immense bourgeon éclaté… Déception ! La nudité du jardinier est généreusement voilée par un slip vert pomme, non pas un de ces strings modernes en lycra minimal, non, un slip à l'ancienne, ample, spacieux, avec la confortable poche kangourou frontale, bref, une sorte de barboteuse primitive sans doute soldée chez Tatou à Ouagadougou ! C'est ridicule ? Nullement. Sur ce corps d'ébène si élancé, c'est royal, une ample corolle, un buisson de verdure. La floraison ne saurait attendre.

- Sors-la.

L'ordre a été prononcé posément. C'est la parole d'un expert horticole ou de quelque gourou guidant un rituel. J'approche la main, un rien tremblante. Je me suis agenouillé pour être plus habile, lève les yeux vers l'athlète. Avant d'obtempérer, je ne puis m'empêcher de poser ma main, doigts écartés, contre la poche chaude et gonflée. Impossible de résister, je suis hypnobité, le talisman m'aspire comme un aimant. J'ai agrippé Isidore à l'arrière de ses cuisses, enfoui mon mufle dans la verdure mouvante. Le musc et le jasmin ! Un puissant tubercule roule sous mes lèvres tandis que les billes dociles ballent et dodelinent. C'est brûlant, dur et doux à la fois, instable et (é)mouvant, de plus en plus ferme, de plus en plus consistant…

- SORS-LA !

Cette fois, j'obéis à la voix de baryton. J'écarte délicatement d'une main le coton échancré, de l'autre j'extrais la queue, uniquement la tige charnue qui déjà enfle et se cambre. L'énorme sexe a écarté le rideau de scène et fait son numéro avec magnificence. Où va-t-il s'arrêter ? Ce n'est plus une bite, c'est un roc, c'est un cap, que dis-je, un promontoire ! La peau est lisse et brillante, plus douce qu'un satin et de grosses veines gonflent à la surface, enserrant le pétard. À l'extrémité, tel un fanal incandescent en haut du mât, le gland incarnat s'écarquille de plus en plus. Dans cette jungle équatoriale, impossible de nous perdre : altier, impérial, phénoménal, pointe le dard du zigomar. Les roupettes quant à elles sont restées au chaud, frileuses dans la serre. Que dois-je en faire ? Devinant ma pensée, le spécialiste guide le néophyte.

- Dépote les bulbes.

Je m'exécute. Stupeur ! Miracle ! Deux rubis ! Les pendantes sont écarlates, d'un vermillon intense. Isidore les a enduites d'ocre rouge, le même qu'il utilise pour ses bocaux de cactées décoratifs. Le vert du caleçon, le rouge des roustons, le brun de la tige brandie ! Mais oui, bien sûr, tout s'explique, tout s'harmonise : sur la verdure du coton, les bourses extirpées de la poche s'arrondissent en spathe écarlate, cireuse et brillante. Et juste au-dessus, le phallus pointe comme un spadice démesuré. Le voilà mon Anthurium ! Voilà l'espèce géante qu'Isidore m'a promise, le miraculeux croisement ! J'ai peine à détacher mon regard du prodige exotique aux mensurations exorbitantes. C'est à la fois si fantastique et si poétique !

- Tu vois, Michel, je t'avais promis que tu en aurais la primeur. Que dis-tu de cette inflorescence pourpre ? C'est une espèce nouvelle dans la famille des Aracées. Et j'avoue que depuis que je te connais, mon art a progressé. Je l'ai baptisée Anthurium Isidorium Phalloïdum.

L'expert part d'un rire tonitruant. Déjà ivre du bonheur opiacé dont il m'a abreuvé, je l'imite sans retenue. Nous voilà à terre. Isidore m'a plaqué contre une natte de chanvre. C'est énergique mais sans violence ; l'Afrique est bien partie, le continent noir me chevauche pour une longue méharée. La calebasse a roulé au sol. Il y reste assez de ce mystérieux laitage qui a aussi des vertus lubrifiantes : tandis que mon fleuriste ahane contre ma croupe en cognant du djembé, son boubou sous mon ventre en guise d'oreiller, mon accueillant calice humecté d'ambroisie s'entrouvre comme un fruit mûr pour accueillir au chaud sa hampe de titan…



Puis c'est l'apothéose, assez inattendue, je dois dire. Vorace, la bête a repris le dessus : quand les lèvres deviennent muettes, l'autre bouche plus bas se fait loquace. Formidable récital ! Tandis qu'il me défonce le balafon au fond de la mangrove, mon fougueux maître-chanteur se met à péter, péter, péter allègrement. À l'unisson avec ses coups de boutoir ! D'abord surpris, j'apprécie le concert. Et nous rions en chœur à en (re)perdre souffle ! Car mon tambourinaire ne connait nul répit, nul pianissimo, double carburation : rugissements par-devant, explosions par derrière. Et sa bouche chante à présent, commentant le prodige : « A ita ti m'bi, mifelo tou n'ba, mifelo tou n'ba ! » Et nous roulons tous deux sous la tornade, enchevêtrés, synchronisés, mes reins dansant sous le djembé qui scande sa volupté.

Me croiras-tu, lecteur ? Il y eut même cette nuit-là dans la savane de surprenantes prolongations, d'ultimes tirs au but. Après avoir craché son abondante sève, mon jardinier, toujours gaillard, s'était retiré au fond du magasin dans le minuscule cabinet jouxtant son bureau, pour satisfaire un impérieux besoin. C'est là, après la cascade allègre et tumultueuse qui fanfaronna dans la cuvette, qu'eut lieu une succession de bis vraiment époustouflante : en guise de coda, dans l'impressionnant silence de l'immeuble haussmannien, à nouveau Isidore s'abandonne à son génie tribal, module son phrasé rectal en pétaradant derechef si dru qu'il en détraque l'éclairage du réduit où il s'est isolé, laissant charitablement la porte entrouverte. Formidable Son et Lumière ! Ce fut à la lettre dantesque, burlesque, barbaresque, plus infernal que la Soufrière et la montagne Pelée réunies : tandis que l'éruption fait rage, le néon vacille, s'éteint, se rallume, clignote à nouveau, ombre bleutée, éclairs zigzagants allongeant les ombres des végétaux, puis de nouveau la nuit opaque… un silence oppressant jusqu'au moment terrible où les ultimes fusées, mettant le feu aux poudres, secouèrent les étages d'un fracassant bouquet. Quelle déferlante ! Tous aux abris ! Accompagnant une D.C.A. rageuse - néon à nouveau sporadique - un ultime chapelet de bombes, dru, serré, impitoyable. Puis, après quelques détonations isolées, le silence à nouveau. Ô temps ! Suspends ton vol, et vous, heures propices, suspendez votre cours… Indemne, en lice toujours et toujours allongé sur le boubou princier, l'échine ruisselante et la queue pantelante, je me redresse sur les coudes et, convulsé de rire, j'avise mon Vulcain qui sort du cabinet, digne et impavide après l'armistice, son Anthurium lourd et pensif toujours offert en pendentif.

- Tu as aimé mon impro ? Encore partant, je vois !



Ensuite… comment ne pas m'en souvenir ! Dans le silence enfin restitué, pour fêter ma survie, pour combler mon écoute, mon tambour major repartit à l'assaut en assaillant ma croupe. Je n'en demandais pas tant, j'aurais même crié grâce (un foutu plantoir de 11 pouces !)…. Mais la musique fut toujours mon amie, et la percussion, ma plus forte addiction. Davantage méthodique, voire pédagogique, mon grand black variait à présent savamment les plaisirs, toujours inspiré, entrouvrant à nouveau l'outre d'Eole, modulant et ses détonations et sa jubilation, duo poignant et un brin languissant… jusqu'à cet instant – et j'en fus pétrifié – où soudain jaillit, juste avant le point d'orgue, le légendaire appel qui déchire la nuit. Au cri de Weissmuller, là, au 44 de la rue Poussin, dans la boutique torride, toute la jungle frémit, des buissons d'hibiscus à l'Asplénium nidus, jusque sous les folioles du Chamareops géant.

Et mon Johnny-Isidore de conclure, badin, ayant séché son vit dans le cœur d'un arum puis martelé son torse de ses poings vigoureux :

- Toi, Jane ; moi, Tarzan. Nous, heu-reux. Y'a bon, banana split !
Et quand ki ki content, miam miam longtemps cul cul tam-tam !



Extrait de CHARME ET SPLENDEUR DES PLANTES D'INTERIEUR,Recueil de 7 nouvelles érotiques gay, Gap, 2008, 10€. Diffusion/distribution exclusive/vente par correspondance par l'AUTEUR, sur son site (voir à la rubrique bibliographie).





AU M E N U :

LE LIVREUR
Page 15
CHARME ET SPLENDEUR DES PLANTES D'INTÉRIEUR
Page 23
LIAISON TRANSATLANTIQUE
(Nouvelle inédite)
Page 37
AU JARDIN D'ÉDEN
Page 49
TOUBIB EXHIB
Page 55
GRAINS DE MALICE EN AUNIS
Page 65
RECORD PARALYMPIQUE
Page 85





Ci-dessus, le facétieux auteur et Bernard, son meilleur pote
(inspirateur du texte bien malgré lui – il n'y a pas plus hétéro !!!).
Moralité : se méfier du délire des écrivains et de leurs fantasmes subliminaux.