Je suis seul là
À te parler,
Sans que tu me comprennes ;
Toi, seule éclose
En pleine neige,
rouge flamme !


Su-Shi (Su Dong-po)
(1035-1101)






CHARME ET SPLENDEUR DES PLANTES D'INTÉRIEUR


Mon nouveau fleuriste s'appelle Isidore. Depuis deux mois, il a repris la boutique minable qui osait s'autoproclamer pompeusement « La charmille des Hespérides ». Mon artiste a tout transformé et son échoppe, comme sous un coup de baguette magique, s'est transformée en serre exotique.

Le magasin comporte deux parties : la première pièce ouvrant sur la rue Poussin, plus classique, pour ne pas effrayer le bourgeois, avec les inévitables Saintpaulias trop sages, les jacinthes hybrides et les prolétaires géraniums ; et la pièce du fond qu'Isidore appelle familièrement « ma mangrove ». C'est luxuriant, inextricable, une débauche de couleurs et de senteurs d'humus, avec une prolifération de palmiers, de bougainvilliers, de Yuccas et de Phœnix géants. Ne manque plus que Tarzan s'élançant de liane en liane, tant l'effet est grandiose et la perspective démultipliée par un jeu savant de miroirs et de spots fluorescents. Sur le sol fait de galets bariolés, l'artiste a disposé des jarres en verre, de tailles différentes, dans lesquelles les couches de terre alternent : terre de sienne, ocre jaune, ocre rouge… sous la mosaïque d' abracadabrantesques cactées plus velues et griffues les unes que les autres. Une sorte de dallage multicolore sur lequel on a envie de danser et de jouer à la marelle entre les grosses bulles irisées. Bref, partout une vitalité exubérante, joyeuse, vite contagieuse qui se dégage de cet Éden dédié non au commerce mais au plaisir des yeux et de l'odorat. Et Isidore règne en prince de l'oasis « Ma Casamance », puisque tel est le nom de ce paradis.

Il faut dire que mon fleuriste est parfaitement accordé à son écrin de verdure puisqu'il est black : le noir sied à toutes les couleurs, le noir met en valeur toutes les fleurs et un sourire de nacre sur des lèvres pulpeuses, éternellement épanouies, est une perle de rosée rafraîchissante. Isidore a la stature d'un Peul : ses hanches souples et étroites sont prises dans un tergal sombre toujours impeccable tandis que sa chemise immaculée, dont il retrousse les manches de façon décontractée et savante, rehausse le teint cuivré de sa large poitrine. Toute graisse serait ici incongrue et vulgaire, toute toison superflue. Juste l'élan, la souplesse, l'harmonie faite corps. Et ces infimes détails de la négritude qui font mes délices et m'émeuvent, telle la pâleur rosée à l'intérieur des mains. Quand Isidore prépare mes bouquets, élaguant les queues et enrubannant mon paquet, je ne peux m'empêcher d'admirer ses longs doigts effilés, si agiles, si précis, et les paumes claires de ses mains sombres. Je n'ai encore jamais vu d'Africain nu, très bientôt j'espère (la Casamance n'est pas si loin !) et le contraste entre cette pâleur rosée et le noir profond du reste du corps m'a toujours troublé. Qu'en est-il des parties plus intimes ?… Je me pose parfois cette question indiscrète en rougissant comme une ombelle de clivia sous l'œil amusé d'Isidore. La fleur d'hibiscus qu'il pique éternellement avec quel art ! sur son oreille gauche est plus rouge que mon trouble. Ainsi, le vermillon est la couleur de notre connivence : dès mon premier passage, Isidore a deviné mon émoi, ma curiosité à son égard ; il subodore que je convoite énormément sa trompe subsaharienne ! Et il sait que je sais qu'il sait… Affaire de regard, de sensibilité. Pour en avoir le corps net, j'ai même fait un test il y a quelques semaines.

Je venais pour acheter un Anthurium, ma plante préférée, mais il n'y en avait pas. Désappointé, je m'étais rabattu sur un bouquet de camélias, une composition romantique dont Isidore a le secret. J'avais plié sous mon coude ma revue « Beaux gosses » et, au moment de me battre avec mes piécettes d'euros, je laissai choir le périodique sur le comptoir. Le regard d'Isidore fit un va-et-vient fulgurant entre la couverture suggestive du magazine et mon visage empourpré. Il ne dit rien, me tendit mes fleurs enrubannées et, d'un déhanchement félin, me raccompagna jusqu'à la porte (j'avais le privilège de pouvoir m'attarder dans la mangrove du fond, même lorsque je décidais de ne rien acheter). Au moment de nous séparer, nous dévorant des yeux, j'eus droit à ce menu signe de complicité, imperceptible, furtif et d'une grande sensualité : par deux fois, Isidore fit sortir prestement la pointe de sa langue rose. Est-ce ainsi qu'au Sénégal on se happe entre gays ? Qu'on se détecte infailliblement ? Qu'importe ! Le message était clair : jaillissant de l'énorme bouche lippue, déjà fraternelle, ce double clic, ce clignotant lilas était un aveu et une invite : la Casamance est notre connivence.



Dans la mangrove

Ce jour-là, de retour à l'appartement, je ne pus m'empêcher de délirer. Tout devenait lumineux et aisé : mon grand fauve au lobe fleuri ne demandait qu'à se laisser apprivoiser ! Vive la Coopération ! Et tandis que je savourais les noix de cajou de mon apéro, vautré sur le sofa, alors que Mory Kanté déroulait dans les haut-parleurs ses chaudes mélopées, je laissai Isidore quitter sa mangrove moite pour s'immiscer subrepticement dans mon imaginaire torride… C'était l'anticipation virtuelle et néanmoins savoureuse de nos futures plantations. La préparation du terreau est un jeu d'enfant : je n'ai qu'à fermer les yeux, à respirer paisiblement après avoir dégrafé la ceinture de mon jean… C'est le soir, la mangrove est à peine éclairée. Les feuillages dessinent des ombres mouvantes sur les murs de l'arrière-boutique. Tel un panache se dressent les grandes frondes de l'Asplénium nidus. Au plafond rayonnent les folioles circulaires des Heptapleurum arboricola. Sur la paroi du fond, le Chamaerops humilis géant déploie l'éventail de ses immenses pétioles. C'est onirique, lyrique, ensorcelant. Un mystère palpite, la pénombre enfle de désir, une touffeur morbide se dégage de l'humus. Isidore semble germer des végétaux où il était allongé à même le sol. Il se redresse, ceint d'un pagne immaculé. La fleur d'hibiscus empourpre son oreille. Dans la chaleur humide de la jungle, sa peau est déjà luisante. La musique du djembé se fait plus envoûtante, mon black s'abandonne à son rythme haletant. Tout son corps n'est que transe frénétique, liane ventrale sinueuse, muscles roulant en déferlantes. L'étoffe de neige moule le corps depuis les genoux jusqu'aux aisselles. Déjà, sur la peau moite, le linge transpire là où la peau travaille et se tend : sur le dessus des cuisses, sur le dôme du ventre et le haut du poitrail, contre le galbe charnu de la tige encore molle. Le danseur a placé ses mains derrière sa nuque, à peine un frisottis dans le creux des aisselles, il se déhanche, ondule du bassin. Comme un soufflet de forge, le ventre enfle et se creuse sous le pagne humide. Les ressorts des clavicules s'allongent, le cou se rehausse en girafe, les pectoraux bombent en calebasses sous le pli de l'étoffe… La musique est de plus en plus envoûtante, c'est l'âme de l'Afrique et mon corps se met au diapason. (Je me suis dépoilé, allongé sur le dos, jambes écartées, ma teub déjà raide comme une arbalète, son œil rubicond me fixe avec impudence. Surtout, ne toucher à rien, ne pas palper, pas encore, attendre encore un peu…) Je m'associe à mon beau danseur du Sahel, je m'identifie à lui. J'ai mis moi aussi mes paluches sous ma tête, j'ondule du croupion tandis que mon paf salive d' d'impatience et menace d'exploser… Isidore a ouvert les yeux, il me regarde sans ciller. À la base de son cou, son coquillage fétiche tressaute tel un grelot. La main droite tient le haut du pagne, prête à l'entrouvrir. La main gauche s'arrondit sur le ventre haletant et accompagne l'ample respiration. Puis elle descend et masse la bite encore flaccide, de haut en bas. (Je fais de même, frottant ma teub sur toute sa longueur, depuis le chibre distendu jusqu'aux couilles brûlantes.) Attendre encore, savoir patienter. Envie de réussir le grand chelem mais ça ne marche pas à tous les coups. Vais-je y parvenir aujourd'hui ? Isidore va-t-il m'inspirer ? Putain, mec, ta queue, je veux voir ta queue, montre-moi ton monstrueux plantoir. C'est moi qui commande ici ! A poil ! Le pagne est tombé évidemment. La danse continue toujours, ample ondulation du bassin. Le boudin noir est démesuré, charnu et souple. Il tressaute et rebondit avec élasticité, frappant en cadence l'intérieur des cuisses puissantes. Au-dessus, le poil est ras, parfait triangle de cresson dru. Soudain, la musique s'arrête. Juste les halètements du danseur en nage. Isidore darde son regard dans ma direction. Il s'est campé fièrement sur les fûts élancés de ses jambes, pieds écartés, empoigne son paquet sombre d'une main tandis que l'autre astique le gourdin. Un bigarreau vermillon et luisant s'arrondit de plus en plus au-dessus des phalanges, le branleur se cambre davantage, ahane… Le manche du sarcloir est si long que ses deux mains peuvent à présent l'empoigner tout à leur aise… Quant à moi, j'abandonne la céleste vision pour me concentrer sur ma propre manœuvre. Le grand chelem, le grand chelem… je dois à tout prix le réussir en l'honneur d'Isidore et pour la gloire de la Botanique. Je me suis calé contre le mur, un oreiller sous la nuque, légèrement rehaussé et j'ouvre un four démesuré. Tout est affaire de pression éjaculatoire, de précision dans la trajectoire. Le lance torpille est chargé, la bouche prête à gober la mitraille. Surtout lâcher au bon moment… viser juste… Isidore, please, ne me laisse pas choir ! Pompe-moi, pompe-moi… Je me cambre, je halète, je délire de volupté. Salop, salop de négro, encore, encore… En joue. Feu ! Le premier tir est réussi, parfaite mise sur orbite. En pleine poire au cœur de la cible. Une giclée chaude et parfumée dans ma bouche, le reste s'est perdu sur mon épaule gauche. Je ferme les yeux, je déguste, c'est plus délicieux qu'une goyave sauvage, avec cet arrière-goût d'amande amère reconnaissable entre tous. Mon fleuriste m'a porté chance. Enfin au jardin d'Éden ! Fraîche bananeraie si propice à la sieste Tellement sommeil… Mais déjà je me sens esseulé, trop vite dégrisé… Viens, bel ami, viens dormir près de moi. Envie de faire un somme à l'ombre de ton corps. Tout contre mon flanc pâle, ô mon beau black, mon sémaphore, ma sombre amphore, mon Isidore en or…

- Ohé ! Monsieur l'intello. Vous m'avez l'air bien songeur aujourd'hui… (Le fleuriste agite sa main devant mes yeux.) Je suis là, qu'y a-t-il pour votre service ?

- Bonjour. Euh… Je cherche depuis des semaines un magnifique Anthurium que je veux m'offrir. Impossible d'en trouver, pas même chez vous… Que se passe-t-il ?

- Rien de grave. Vous savez que le flamant rose fleurit surtout l'été. En hiver, on ne trouve que des espèces un peu avachies, cultivées en séries. Moi, je n'en veux pas ici. Cette fleur impériale ne supporte pas la médiocrité. Mon dogme, c'est l'exceptionnel. À ce sujet, puis-je vous confier un secret ?

Mon silence est un aveu. Isidore va-t-il me donner un tuyau sur l'art du rempotage ? J'ai toujours un problème avec mes mélanges de tourbe et de terreau. Bon Dieu, la splendeur de ses mains et la nacre en sautoir assortie au sourire. Help !

- Je viens de réussir un prodige. J'ai croisé un Arum d'Ethiopie avec un Anthurium scherzeranum. Le résultat est spectaculaire et dépasse mes espérances : la spathe est d'un éclat incomparable et le spadice atteint 28 cm.

- 28 centimètres ! Plus du double de la moyenne. C'est impossible !

- Mais si. Et un spadice contourné de surcroît. Je vais présenter mon spécimen lundi prochain au Directeur des serres d'Auteuil. Vous connaissez ?

Mon silence est un second aveu. Mais là, je commence à m'ennuyer. L'histoire du long spadice commençait à m'intriguer alors que les jardins de Paris, je connais par cœur…

- La collection d'orchidées à Auteuil est phénoménale. Par exemple les Phalaenopsis en forme de papillon ou les Cymbidium à la floraison si longue, si généreuse… Pardonnez-moi, je vous ennuie. Mais si le cœur vous en dit, je vous offre la primeur de ma découverte. Revenez samedi soir à l'heure de la fermeture, vers 21 heures. Ça vous convient ? Vous serez ébloui.

Me voici à l'heure dite devant la devanture de la boutique. Il fait frisquet en cette soirée de février et j'ai hâte de retrouver la touffeur parfumée de la mangrove. Je suis tout excité, partagé entre le désir fébrile de séduire enfin mon jardinier (l'occasion est trop belle !) et la crainte de subir la science parfois assommante du spécialiste. J'attends que le dernier client disparaisse avec un énorme lierre exubérant de banalité. Isidore paraît un peu fatigué en cette fin de semaine, le teint plus terne qu'à l'ordinaire, mais dès qu'il m'aperçoit, son sourire radieux illumine sa face juvénile et sa main bicolore se tend vers moi. Il m'invite à passer dans l'arrière boutique tandis qu'il range les articles disposés sur le trottoir avant d'abaisser le rideau métallique. Je voudrais l'aider, mais lui me pousse d'une bourrade amicale. Ce n'est déjà plus le commerçant qui s'affaire, entre nous l'électricité virile est palpable, c'est clair, déjà son tutoiement inédit m'a troublé. Pendant qu'il s'active en chantonnant, j'ai retrouvé avec émotion mon sanctuaire végétal. Il y fait bon, l'humidité est prégnante, la chlorophylle omniprésente ; l'odeur d'humus s'incorpore aux fragrances des fleurs et ce mélange est légèrement entêtant. Isidore a déjà diminué les éclairages. On se croirait dans une chapelle de verdure avec des palmes lobées à la place des ogives. Impression de genèse adamique, quand la terre primitive enfante un nouveau monde luxuriant. Déjà un capiteux avant-goût de péché originel !

- Mets-toi à l'aise. J'en ai pour un instant…

[Suite et fin demain]