Retour à cet événement du 24 juillet 2011 et aux magnifiques images qui ont fait battre mon cœur de midinette. Il y avait, entre autres, ces deux femmes âgées (dont l'une arrivée à la mairie en déambulateur), rayonnantes de bonheur, fort élégantes, et fières d'affirmer tranquillement à la face du monde : nous nous aimons, nous nous aimons depuis tant d'années et nous voulons simplement vieillir ensemble, nous gâter l'une l'autre, veiller l'une sur l'autre jusqu'à ce que l'odieux trépas nous sépare.



Est-ce si honteux de vouloir prendre la société à témoin d'un bonheur si rayonnant, d'un engagement si fort puisqu'il défie le temps ? Est-ce si compliqué à comprendre ? Si révoltant et insupportable pour la vieille Droite française racornie, majoritairement coincée et rétrograde ! Encore combien de temps à attendre ici : un an si tout va bien… 10 ans… un siècle ? Car le sexe n'a rien à voir avec l'amour. Ni l'amour, pardon, l'Amour (majuscule) avec l'orientation sexuelle. Ni avec la famille. Pas même avec les enfants. Autrefois, la conjugalité homme-femme (mâle-femelle) était dépendante de la Nature, marâtre Nature, et aussi du diktat du biologique pur. C'était dans les temps anciens et qui s'éloignent inexorablement. Car l'Humanité s'universalise, se complexifie, s'enrichit. Elle s'ouvre à la différence, à la tolérance, à l'imagination – bref au Progrès.

Donc, l'Amour pour tous et légitimement ritualisé et socialisé. Car l'évolution sociétale prime la définition lexicale. L'amour prévaut sur la reproduction. L'amour universel s'entend – et le mariage qui le consacre, le fonde, le fête. Oui, ni pacs ni « mariage gay », place au MARIAGE UNIVERSEL. Comme l'exprime si bien Christophe Donner : « Si la société assume cet acte de paix, le consacre et le ritualise, c'est parce que la société n'est que ça : un assemblage de pactes. C'est avec cette accumulation de pactes que les individus construisent leur sociabilité. Le mariage inaugure la logique de paix, d'entraide, de partage. Son importance est donc décisive, exemplaire.(...) Et de ce projet grandiose, on voudrait écarter un seul homme, une seule femme ? Sous quel prétexte dérisoire ? Les penchants sexuels ? Mais que valent-ils, ces penchants, devant la mort, devant la maladie, devant l'amour ? »

À New York ou ailleurs, que les êtres humains s'aiment, qu'ils construisent des pactes de tendresse plus que des pacs à deux vitesses, qu'ils nouent à leur doigt et surtout dans leur cœur des alliances heureuses et durables, qu'ils proclament cette utopie à la face du monde et la célèbrent joyeusement avec leurs parents, leurs amis, pourquoi pas leurs mômes, afin d'inaugurer d'abord à deux, ensuite dans la famille, puis dans la cité, une logique de paix ! Et pour fêter cette dynamique arc-en-ciel, comme cadeau de mariage à nos deux mamies new-yorkaises, je mets en ligne cette profession de foi qui parut naguère dans Le Monde.fr à l'occasion de la St Valentin ! Ne reste plus pour moi, pour nous deux, qu'à concrétiser ce voeu, ce qui - le connaissant - devrait peut-être devenir envisageable, en tout cas moins grotesque et plus riche de signification symbolique, disons en 2038, peut-être dès 2035 s'il soigne ses blocages et mets de l'huile dans ses rouages !

En tout cas, sans en rêver (la relation affective me suffit et me comble aujourd'hui ( le mariage, ce serait - sera - un plus, une autre dimension, une sorte de floraison symbolique et surtout, surtout, un acte politique !), donc sans bâtir de roses châteaux en Espagne ou en Ile-de-France voire au Cap Vert (mon marin comprendra !), ce matin, je me sens heureux, fier, invincible, confiant : en regardant sur mon écran ces incroyables images d'union, âges et sexes confondus, j'en ai pleuré des larmes de bonheur, des douces et tièdes, comme je les aime !


Divagation amoureuse


À la veille de la St Valentin, fête ô combien surfaite et commercialement exploitée jusqu'à la caricature de l'amour, est-il encore possible de délirer gentiment et follement sur ce miracle de la rencontre duelle lorsque le cœur et le corps - le sentiment et la peau - s'affolent ensemble et célèbrent spasmodiquement leur ineffable et irréalisable union ? Écrivant ceci, en tremblant d'émoi et d'impatience, déjà je mesure l'impuissance des mots, leur pauvreté, leur insignifiance. On les convoque, on les recherche, on les affute mais sitôt alignés sur la page ou sur l'écran, ils apparaissent dépoétisés et triviaux, corolle fanée, mégot écrasé.

Souvent, après l'acte d'amour, quand apaisé et hébété de bien-être, je scrute la pénombre (car je ne parlerai pas ici de l'hymne paulinienne mais bel et bien de la communion physique indissociablement génitale et sentimentale), je ressens cette urgence exaltée de convoquer les mots, les plus violents, les plus doux, forcément inusités, à la limite indicibles vocables qui ne seraient d'aucune langue, d'aucun usage, hors verbiage, hors commérage, totalement intraduisibles, donc j'éprouve ce besoin d'inventorier ces mots-pépites pour sur-le-champ les ordonner dans une hâte lyrique. Un peu comme lorsque j'étais enfant : à peine arrivé à l'orée du plateau des Bauges, devant l'immense champ où des milliers de marguerites ployaient sous la brise, je courais à perdre haleine, je me noyais dans les tiges, je fauchais plus que je ne cueillais. Puis, dans mes bras trop petits, je tendais à mes parents ma récolte luxuriante, tellement comblé, aussitôt dépité : j'aurais voulu leur offrir la prairie entière ! Ma mère me grondait gentiment devant un tel gâchis. Moi, je me sentais à la fois ravi et bizarrement démuni.

Lui aussi, quand je le réveille pour lui confier mon impossible projet, cette gerbe de mots que je ne parviens pas à nouer dans le noir, il se moque en maugréant : que vas-tu chercher là ! Pourquoi des commentaires ? « C'est » un point c'est tout. Et il n'a pas tort, je dois bien l'admettre : en certains domaines, les mots sont infirmes. Il en va de la rencontre amoureuse comme de la musique : quand on a dit que l'une est vibration d'air sonore, que l'autre est l'aimantation de deux épidermes, on a tout dit et on n'a rien dit. Il n'empêche, j'ai besoin des impossibles mots, de les agencer comme un puzzle, de les tresser pour une couronne, de les composer en aubade inspirée, peut-être simplement parce que je crains d'oublier un tel prodige, je redoute qu'il ne se reproduise plus (elle veille, la Faucheuse embusquée !), je me désespère par avance que l'aube, loin d'être une promesse, ne soit pour tous deux que prose et tristesse...

Mais qu'importe puisqu'il est là, puisque - arc-boutés ou allongés - nous sommes ensemble en cette fraction de folie émerveillée ! Puisque dans quatre jours, nous nous étreindrons à nouveau après de trop longues semaines d'absence et d'abstinence. Cette fois, ce n'est plus comme au pensionnat lorsque tous les mômes, moi compris, nous faisions des croix dans notre agenda secret - autant de jours qui nous séparaient de la quille, comme nous l'appelions. Aujourd'hui, adulte raisonnable bien qu'éternel homme-enfant, je ne décompte plus. C'est juste une impression légère... une tranquille euphorie qui flotte dans l'air...une douceur printanière au sein de cet interminable hiver... certitude paisible née de tant de voluptés déjà engrangées et liées par cette douce évidence : lui, moi, nous deux ensemble. Avec, palpitant dans le cœur et électrisant dans le sexe, ce credo minimaliste : ce sera toujours aussi fantastique, ce n'est jamais pareil ! Donc nul stress, nulle impatience. Veillée d'âme plus que veillée d'armes. Pas même le désir, quoique... C'est aussi notre vieille sagesse qui, à force, fait son effet : l'attente est le raffinement du plaisir ! Attente lucide : il s'agit de paire, plus que de couple. Il s'agit de bien-être, pas de bonheur. Simplement le bien-être lorsqu'il est à la fois profond et léger, mental et corporel, occasionnel et éternel, en tout cas non fusionnel. Même si la fusion est mon délire d'un instant !

Tu as le corps des jours et des saisons ! Nous gravitons l'un autour de l'autre. Nous recréons assidument ce seul corps amoureux au fil des heures et des saisons. Pour nous prendre dans l'intervalle avec ferveur et ensuite nous déprendre. C'est ce lien charnel et éphémère qui faufile la durée et ressoude l'absence. C'est cette incommensurable volupté qui donne la mesure du plaisir de vivre et d'échanger au tréfonds. Ainsi, comme on dit, je t'ai dans la peau. Et toi réciproquement, même si plus que moi tu te défies des mots et t'enorgueillis d'être un “handicapé affectif” ! Mais qu'importe puisque nous nous convenons et nous nous assemblons quand le temps est arrivé. Sans honte ni fausse pudeur. Pas de zone interdite, pas de chasse gardée, pas de noblesse ici ni de honte plus bas. Des caresses inédites, celles aussi que chacun connaît par cœur et apprécie, de torrides impros, des élans furieux et des gamineries : de l'huile dans ma main pour assouplir ta peau et sur ton zob du miel pour assouvir ma faim en de chastes dinettes. Rire et jouir ! Jouir et nous réjouir ! Ni corvée conjugale ni devoir sodomite, seule la rencontre au sommet, le bel et bon jouir, la fête, le double concerto, la Symphonie des jouets, la Pathétique, l'Hymne à la joie, la grande Toccata, la symphonie Résurrection mais aussi Petrouchka et Pierre et le Loup, toutes ces babouineries dans la plus pure innocence, la déviance dans toute son outrance, sa poésie, sa compulsion, son humour toujours... oui, te retrouver dans quatre jours, te caresser lundi soir, grimper au septième ciel, t'effleurer, te pétrir, t'envelopper, te frôler, te pressurer, te meurtrir, t'aspirer, te mordre, t'assiéger, t'investir, te dévorer tout vif, butiner dans ton cou, sur ton front si halé, dans le creux des oreilles, sur ton sceptre brandi, rubis écarquillé, partout, à perdre haleine, me perdre dans ta gorge, dans le val d'une épaule, m'essouffler, haleter sur tes lèvres (ça, tu détestes !), mélanger nos sueurs, me lover dans tes replis, folâtrer dans ta toison, explorer le ténébreux vallon, remonter jusqu'à l'épaule ronde, y surfer jusqu'au téton droit (celui que je préfère)... puis délaisser enfin ces amuse-gueules, nous enfoncer dans la spirale sans retour, bramer comme deux déments et, soupir ou sanglot - à chacun sa chanson ! - offrir l'un à l'autre nos spasmes opalins...

Le repas de nos corps. Qui chaque fois s'instaure et nous restaure. Exultation des peaux amoureuses et antidote de la mort annoncée. Effusion, fusion, dérision... Ainsi, quand je me repasse le film de nos étreintes si tendres, si violentes... si apaisantes et si désespérantes... si folles et si drôles, parfois franchement incongrues (" babouineries ", bis repetita placent, puisque tel est le mot que nous avons adopté pour ce genre de gymnastique euphorisante), je me retrouve toujours face à ce constat : ce n'était donc que ça ?!!! C'est tout ça et - après avoir savouré - il vaut mieux en rire aux larmes qu'en pleurer amèrement. Car, comme le synthétise excellemment Onfray (Théorie du corps amoureux, Grasset, 2000), « ...naître, vivre, jouir, souffrir, vieillir et mourir révèlent l'incapacité à endosser une autre histoire que la sienne propre et l'impossibilité viscérale, matérielle, physiologique, de ressentir directement l'émotion de l'autre. Avec lui, près de lui, à ses côtés, au plus proche, certes tendresse autant qu'empathie restent possibles, mais pas à la place de l'autre, avec sa conscience, dans sa propre chair. Jouir de la jouissance de l'autre ne sera jamais jouir la jouissance de l'autre. Pareillement pour ses souffrances et les autres expériences existentielles. On désire la fusion, on réalise l'abîme. ».

Vertigineux abîme. Mais alors, en arrière toute ! Cruelle démystification ou invite nouvelle ? En tout cas, "c'est " et j'ajoute " c'est très bien ainsi ". Bref et intense. Périssable et inoubliable. En tout cas loin des bêlements sentimentaux, des prétentions fusionnelles, des consolations spiritualistes... ou de l'infirmité (ou fatuité) du langage. Oui, la meilleure conclusion du bel et bon jouir : une formidable hilarité et une lucidité coup après coup plus aiguisée. Certes, comme disait aussi Mireille Havet, la Vierge des années folles qui savourait d'autres extases : « Les plaisirs de la chair sont de cendres ; elle a l'éclat du phénix, mais d'elle, on ne renaît pas. » Renaître ! Peut-être, chère miss, mais au-delà de la petite mort, rien de tel pour déguster la vie dans la fulgurance et la volupté de l'Instant-Éternité ! Car l'orgasme, surtout quand il est amoureux, est un cadeau des Dieux : ce délicieux orage épileptique qui engloutit frénétiquement le Temps et dont l'imposture est aussi banale qu'indispensable !

Voilà ma petite chanson à la veille de la St Valentin qui, dit-on, était un moinillon de Rome. Il préféra Jésus-Christ à Claude II le Gothique. C'était au 3ème siècle, à l'époque où l'ascèse évangélique devenait hélas contagieuse... Mais la légende raconte aussi qu'avant d'être lapidé, le jeune Valentin de Terni rencontra dans sa cellule Julia, la fille de son geôlier et lui rendit la vue. C'est dire si la Foi permet tous les miracles et si l'amour peut rendre aveugle !


Chronique parue sur LeMonde.fr,11 février 2010.

Texte repris dans A BELLES DENTS, Gap, 2011.