En fait, plus que l'idée elle-même, c'est un rêve afférent et appétissant qui m'a occupé, assiégé puis brusquement éveillé. La scène se passe à Chamonix. Sur le parking, tous nos enfants tassés dans un camping-car m'attendent en piaillant. Mon épouse, comme il se doit, reste au volant, stoïque Et moi, je me tiens face à la boulangère et réclame poliment mes croissants. Mais la dame est sèche et catégorique : pas de croissants. Y en a plus. Ça n'existe pas ici. Ça n'a jamais existé. À la place, elle me propose des galettes plates, sorte de pizzas démesurées et très minces, flasques feuilles de cigarette informes, froides et fourrées à l'ail ! Je proteste, je lui dis qu'il me faut des croissants, des classiques, les croissants que les mômes attendent, dont moi-même je meurs d'envie, j'en défaille, je me permets d'insister, j'exige, s'il vous plaît, Madame, seuls les croissants se marient avec le café au lait, des croissants, je vous en supplie, pour mon petit déjeuner, etc. La dame ne veut rien savoir. Derrière moi, la queue impatiente gronde. Alors, je tourne les talons et la boulangère crie, devant tout le monde : « Ah ! Monsieur fait le difficile ! » Sur ce, brusquement, la bouche sèche, je me réveille et commence à m'extirper de la couette…

… mais comment me lever, à cette heure (7 heures ! Un dimanche ! Quand la météo de juillet est toujours tristounette…). Je capitule, replonge dans la tiédeur, m'y enlise avec délice… plus tard, j'entends vaguement la voisine qui va sortir Mirza… nouvelle tentative… je me dissous à nouveau dans un demi-sommeil cotonneux tandis qu'en moi deux idées désormais s'affrontent : des croissants… dormir encore… des croissants enfin… dormir sans fin ! Ce duel finit par m'éveiller tout à fait. Je consens à me lever au ralenti : il est neuf heures. C'est raisonnable, non ? (J'entends la voix de maman : « Biquet, c'est huit heures ! Tu exagères ! Debout ! Tu vas être en retard pour servir la messe ! L'abbé Bonnet ne sera pas content. »). En fait, ma mère n'a jamais crié ces mots dans la cage d'escalier, c'est de la littérature, juste un délire littéraire, aussi impromptu et impérieux que mon désir de croissant, fruit de mes rêves anciens ou de mes frustrations récurrentes ou de mes reproches infondés à l'égard de ma génitrice ! Bref, me voici sur pieds. Mes papilles sont toujours aussi excitées quand mes paupières sont encore fripées. Mais comment résoudre mon dilemme puisqu'il est tard, derrière les baies vitrées il pleuvine, j'ai faim, toujours faim de croissants et aussi de virile tendresse…

Voici comment j'ai relevé le double défi. Au petit déjeuner, pas de croissants évidemment (quel serviteur zélé, nu sous son pagne immaculé, aurait pu courir les acheter pour me les présenter ensuite sur un plateau ciselé ?). Donc, seulement des beurrées tièdes, avec une lichette de confiture de figue, bien sûr un café allongé fumant et très très sucré tandis que j'écoutais à la radio les lamentations de David pleurant son ami Jonathan. Poignante mélodie d'Herbert Howells chantée par la divine Lymne Dawson. Quelle délicieuse tristesse ! Plus tard, bien plus tard, en toute fin de matinée, je suis allé trouver ma boulangère de Suresnes, délicieuse brunette, et je pus enfin lui acheter mes mythiques croissants. (Ouf ! les deux derniers. Je l'ai échappé belle.) Nulle objection cette fois de l'accorte vendeuse, derrière moi nulle foule menaçante et sur le parking pas de bruyante mômerie. Ouf ! Seul. Que du bonheur ! comme dit aujourd'hui la pub imbécile. De retour à l'appartement, en guise de hors-d'œuvre, j'ai fourré mes croissants - après les avoir beurrés à l'intérieur - de gruyère râpé puis directement dans le four brûlant. Quel délice pour l'entrée ! Tout ce fromage onctueux s'exhalant du feuilleté mordoré ! Une merveille, ces vol-au-vent improvisés. Revu et corrigé, mon rêve goûteux s'était enfin accompli.

Moralité - qui est double : quand une tentation s'offre, y céder aussitôt de peur qu'elle ne s'éloigne. Variante : quand une tentation double se présente mais risque de s'annihiler par son apparente contradiction, y céder également et exhaustivement de peur de ne déguster qu'une demi-promesse. Miam et re-miam ! Et toujours, en ce qui me concerne : sur l'écran ou sur la page, dans les affres du plaisir, vivre mon écriture et écrire ma vie… sans en vivre. (Décroissant toujours !) Et j'ajoute avec Doubrovky, mon aîné, mon maître depuis peu : le narcissique ne m'intéresse pas ! (Quelle importance ses croissants, ses rêves, ses manies et ses fantasmes !!!) Seul le trans-narcissique : l'émoi, le plaisir, le déplaisir, bref l'expérience que d'autres peuvent avoir à la lecture de mes textes.
Alors qu'écrire enchante ma vie, lui donne sens, la perfuse, la prolonge.
Comprenne qui pourra.
En attendant, bon appétit !