J'aime ? J'aime pas ? Rien à voir. La réponse serait aussi niaise que la question. Aime-t-on ou n'aime-t-on pas Salò, le dernier film de P.P. Pasolini ? Ici, c'est un peu pareil : la prose et la thématique relèvent davantage de l'électrochoc que du plaisir, diarrhée verbale davantage que miniature ciselée. Si j'ai bien compris, ce type, opus après opus, ressasse sa judéité écorchée, pourchassée, calcinée, peut-être pour s'excuser ou se faire pardonner d'en avoir, lui, réchappé ? Tant de mômes à l'étoile jaune (livrés par Pétain) n'en sont pas revenus… Ressassement ou non, c'est génial parce que ça vous prend aux tripes pour ne plus vous lâcher. Parfois tellement excessif et hystérique que les mots torrentueux en deviennent comiques (par exemple, à la fin de ce livre, tout le passage consacré à la morgue). Mais si, à ce moment-là du récit, j'ai étouffé un sanglot de fou-rire, peut-être était-ce parce que cette réalité-là, celle d'un amour à jamais brisé net, celle d'un corps hier adoré aujourd'hui dévasté et putride, celle d'une monstrueuse et pourtant bien réelle Shoah, à la fois individuelle et mondiale, toute cette réalité-là - même hallucinée et outrancière - reste pathétique, contemporaine, personnelle. Ineffaçable. Cela vous hante et vous poursuit. Alors, de toute urgence, il faut hurler. Ou se taire. Ou rire ? Déminer l'horreur. Désamorcer la mort. Rire pour ne pas vociférer…

Si le style, dit-on, c'est l'homme, Serge Doubrovsky en est un, immense, immense et dérisoire tant son combat littéraire, sous un ciel muet privé d'étoiles, est à ce point vain et perdu d'avance. Qui sait ? Alors, pour sauver malgré tout sa peau, son amour anéanti, qu'il n'a pas su ou pu protéger, il hurle, l'auteur révolté, il chiale, gerbe, radote, sanglote, il en oublie de mettre des points dans ses phrases et les truffe de MAJUSCULES ("... la mort elle ne l'a pas reçue ELLE SE L'EST DONNÉE sa mort vient d'elle elle vient tout entière DU DEDANS..."), majuscules outrées comme on force sa voix pour se faire entendre, comme on bariole au fluo des citations pour les graver au fronton de l'Evidence criante ou de l'Horreur saignante. Doubrovsky se jette ainsi sur la page, jette tout, crache son âme, l'exhibe, l'extirpe, à tripe ouvert, en jouant et en se jouant des mots, en zigzaguant, en extrapolant, en rapprochant les sonorités comme on déraille sous le coup de l'alcool ou de la fatigue, en dérapant sans cesse des sons jusqu'au sens, détonations de sens multiples, littérature éruptive, accumulative, sans cesse concassée, règlement de comptes sémantique, sarcastique, pour mieux faire exploser la révolte, le scandale du deuil, le bréviaire des vaincus, l'inéluctable anéantissement, ce malheur de vivre en vain et d'aimer pour rien, malheur qui, grâce et par la magie de petits signes cabalistiques sur la page se transmue en dionysiaque allégresse d'écrire. Quitte à laisser son lecteur ko. Moi, en l'occurrence.

Par exemple, dans cette page du « Livre brisée » où Doubrovsky décrit la crémation de sa femme, morte prématurément d'une overdose. Cet horrible moment réveille chez l'enfant à l'étoile jaune toute l'horreur d'antan, les années d'horreur, les années de plomb et de sang, les rafles, la peur au ventre, les chambres à gaz et le remords qui le ronge, lui, Doubrovsky, tel un ulcère purulent que rien ne peut guérir, jamais, pas même les mots : « … moi, j'ai pas oublié, c'est moi qui devais brûler, pas elle. » Elle, la jeune et pétulante Ilse, exaspérée par le rappel des amours passées de l'auteur, elle qui, quelques mois plus tôt, avait mis son (vieil) amant au défi de raconter leur propre histoire d'amour, le roman vrai de leur couple. Ainsi commence une confession impudique et implacable que viendra interrompre la mort d'Ilse.

En fait, je n'ai commencé ce livre infernal qu'à la page 403 (« Disparition ») lorsque l'auteur apprend à New-York la terrible nouvelle. « Un livre, comme une vie, se brise. Ma vie, mon livre sont cassés net. Ilse est morte brusquement. En pleine force de l'âge. En pleine force de notre amour. Au dernier chapitre de notre livre… » Si j'ai commencé l'ouvrage par cette section tardive (pages 403-542), c'est parce le pavé m'impressionnait, que la prose de la page 403 m'avait semblé en cet endroit plus sage et rassurante, disons « classique ». Mais ensuite, sauve qui peut, c'est un maelström qui m'a à nouveau submergé. Peu de livres offrent cette expérience (Céline, bien sûr !): on est roulé par les maux des mots, « roulé » dans tous les sens du terme mais on n'a qu'une envie, qu'une furie : que ça ne cesse surtout pas, tant c'est fort, « trop » comme on dit aujourd'hui, trop vrai, trop irrésistible, trop cruel, délicieusement cruel et injuste, trop bouffon, trop « humain », quoi !… nulle envie alors de lutter contre le courant ni de s'accrocher à une branche pour tenter de regagner la berge et de s'y mettre au sec. Mais c'est parfois si épuisant, si désespérant, lassant ou agaçant qu'il peut arriver que le lecteur sonné n'ait plus qu'une envie qu'une survie : s'abandonner au fil des mots… fermer les yeux… tout oublier…s'y noyer…

Donc, la question se pose : aurai-je à présent le courage de reprendre tout depuis le début (Page 9. Début du 1er chapitre intitulé « Trou de mémoire ». « Voilà, c'est bien de moi. Typique, lamentable, inadmissible…) » ? Aurai-je oui ou non la ténacité d'empoigner à nouveau, de me colleter avec ce « livre monstre », inclassable, dérangeant, incandescent – qui a obtenu le Prix Médicis 1989. Ce qui ne prouve rien, j'en conviens, juste un titillement pour les snobs indolents du siècle dernier et un encouragement pour le néophyte effaré d'aujourd'hui !


Ci-après, L'EXTRAIT annoncé :


(Je continue ici la phrase qui a déjà duré une bonne page.)

… le type, brusquement debout devant moi, m'a fait signe, le moment est venu, il faut y aller, je me lève, le corps engourdi, je le suis, ma sœur, ma fille me suivent, son frère aussi se lève, la mère, elle, écroulée sur le banc, clouée sur place, ne peut pas bouger, sur le côté, il y a un escalier raide, nous avons descendu les marches, et puis sous sommes arrivés dans une petite pièce à voûte basse, soudain, après l'immense gel insidieux de la nef, il fait chaud ici, au fond, la porte en fonte du four, fermée, au pied, on a déposé le cercueil, mon dernier rendez-vous avec ma femme, plus que quelques instants l'un avec l'autre, un cadavre c'est encore quelqu'un, une présence, dans cette caisse il y a sa forme, si on ouvrait la boîte, sous le couvercle, je pourrais encore lui caresser les cheveux, coupés court, trop court, devrait changer de coiffeur, et puis son nez, même tuméfié, ses oreilles, même cireuses, je connais chaque millimètre de sa peau, j'ai remarqué alors, le cercueil a des poignées de cuivre, de chaque côté les employés attendent le signal, leur chef s'est tourné vers moi, le signal pour qu'on l'enfourne dans le brasier, moi le mari, c'est à moi de le donner, plus fort que moi, je ne peux pas lever la main, faire un geste de la tête, ma femme, comment voulez-vous que je l'envoie au crématoire, on me demande l'impossible, à trente-six ans qu'on la brûle au four, tout en moi se révolte, se révulse, je me réveille de ma torpeur, dans la chambre basse, étouffante, un silence de plomb, sous mon manteau boutonné jusqu'au col je transpire, la sueur me perle aux tempes, je temporise, le signal, chacun, au garde-à-vous, attend, peux pas le donner, l'œil sur la chaudière rivé, arrivé au terme, je voudrais atermoyer, une minute de gagnée, ensemble, encore, c'est comme une existence entière, un sursis, qu'on nous accorde quelques secondes, la mort est chronométrée, les employés là, autour, debout, immobiles, sans un geste, s'impatientent, subitement, un type en noir se détache du groupe, s'avance, se penche au-dessus du cercueil, puisque je ne donne pas le signal, il le donne, à ma place, il expédie ma femme dans l'au-delà, il se dépêche, il la dépêche, le voilà qui entame une prière, à haute voix, il confie son âme au Seigneur, la convie aux délices de l'éternité chrétienne, sans me demander mon avis, il débite une longue litanie, d'office il envoie ma femme dans un monde meilleur, j'ai l'impression soudain qu'on me la vole, une immense colère en moi gronde, me secoue, comme une digue dans la poitrine qui crève, mon être entier s'insurge contre cette inopinée liturgie, le pasteur tout à l'heure à la morgue, pas pareil, moi qui l'ai prié de faire sa prière, il l'a faite après réflexion, avec amour, et puis le texte de saint Paul était beau, un beau texte, quel qu'il soit, jamais ne me choque, mais là, tout à coup, de but en blanc ce déballage de bondieuseries, piété ad patres sur commande, spiritualité sirupeuse fournie par la Ville de Paris toutes taxes comprises, m'a mis en fureur, ces orémus de série pour mortibus, pas pu supporter, soudain je hurle, là-bas, à la morgue, avec le pasteur, Ilse, elle a eu sa mort, maintenant, mon tour, elle aura la mienne, je crie

Le type s'est redressé, il a reculé, m'a regardé, à mon tour, je me déverse, mes vérités premières m'arrachent la gorge, me raclent le gosier, elles me jaillissent malgré moi, des lèvres, de l'être, me remontent du fin fond des fibres, je fixe intensément le cercueil, ultime instant, je t'aime, j'ai droit à présent à la parole, sur la mort, moi qui aurai le dernier mot, non, ma chérie, il n'y a pas d'au-delà de cette vie, pas de retrouvailles célestes entre nous, rien, tu es retournée au néant, un point c'est tout, ça notre destin, et pas d'autre, de ce corps exquis, de ce cœur battant à tout rompre qui fut toi, de tes passions impétueuses, de tes impatiences, de tes quêtes, de tous tes tumultes, plus rien ne reste, de ton intelligence si fine, de tous tes dons prodigieux, plus une trace, dur, pas juste, un tel gaspillage, pareil gâchis, c'est ainsi, comme ça, voilà, il faut bien que je le crie, avant même qu'on t'incinère tu t'es déjà tout entière évaporée, évanouie, de toi que j'aime rien ne subsiste, qu'en moi, là tu renais, tu te retrouves, tes mots, ta voix, tes gestes, tes pensées sont dans ma pensée, entiers, intacts, tant que je vis tu es, précieuse, présente, tu existes, et puis forcément ça cessera, quand je disparaîtrai à mon tour, tu disparaîtras, quand je mourrai, nous mourrons ensemble, pas d'autre survie, le type, avec la petite croix de métal à la boutonnière, avait l'air éberlué, le caveau est retombé à son silence, j'ai fait le geste, levé la main, ils ont soulevé le cercueil, et puis on a ouvert le four, dedans, un rougeoiement intense, ça flambe, ils ont poussé ma femme dedans, là, dans le brasier, tout s'est rouvert d'un seul coup, en moi, ils m'ont enfourné dans Auschwitz, vivant, moi j'ai pas oublié, c'est moi qui devais brûler, pas elle, elle c'est pas son temps, trop jeune, c'est pas son histoire, les crématoires c'était pour nous, pas pour elle, la caisse de bois a glissé lentement dans l'incendie, me marque au fer rouge, plus seulement ma femme qu'on enferme, quand ils ont repoussé la porte, dans l'embrasement insoutenable, dans l'incandescence assassine, ça s'est mis à me pulluler sous les yeux, à me remuer au tréfonds de la mémoire, mes pensées désancrées tourniquent, quand j'ai vu ma femme avalée par la gueule de feu, on me l'a arrachée une seconde fois, comme une seconde fois qu'elle est morte, morte pour de bon, dans le Moloch de l'Holocauste, lorsqu'on vous calcine, plus même de restes de restes, pas traces de traces, on fait disparaître la disparition, on annihile le néant, ils avaient compris ça, les Boches, s'ils avaient gagné la guerre, tous les gazés ne seraient plus morts, non, ils n'auraient jamais été, leur existence, une pure transparence rétrospective, la bière maintenant dans la braise engloutie, on brûle sa mort, elle se dissipe en fumée, sa dépouille réduite en cendres, Ilse s'évanouit tellement, se disperse à présent à ce point, le pire moment, me transperce le cœur, si horrible, jamais vu pareil spectacle, dans des transes atroces, pire que la morgue, la pire des morts, un juif, quand il voit s'ouvrir la porte d'un four, la femme aimée qu'on jette aux flammes, un youpin dans un crématoire, ça m'a traversé les yeux comme une épée, crevé la rétine, aveuglé de larmes, plus seule, non, plus seule, Ilse, sur les charbons ardents, dans le four, soudain six millions qu'ils étaient à me grouiller, à me griller avec elle entre les paupières


(Toujours pas de point final. Le soliloque dantesque se poursuit des pages et des pages…)


Serge Doubrovsky, Le livre brisé, Livre de poche.