SALOMÉ LA DIABLESSE
Par Michel Bellin le lundi 18 juillet 2011, 09:30 - Lien permanent
Que faire lorsque, un dimanche de juillet, le thermomètre affiche 12°, que la pluie cingle les baies vitrées et qu'un vent de Toussaint hulule et décapite les jeunes rosiers sur la terrasse ? Lire bien sûr. Lové dans un canapé profond. Un énorme bouquin aux feuillets jaunis, celui qui contient les Trois Contes et le Théâtre de Gustave Flaubert, dans une édition ancienne de la Librairie de France (1924) avec des illustrations de René Piot pour HÉRODIAS, l'un des brefs récits ; deux magnifiques illustrations où dominent les ocres et les bleus, comme un obscur vitrail au fond de la geôle où gît Iaokanann, le prophète que va faire décapiter le Tétrarque après sa vision hallucinée de la danse d'Hérodiade, fille de Salomé ; une Lolita perverse et envoûtante, un brin ingénue (« zézayant un peu, d'un air enfantin ») – telle que la décrit merveilleusement Gustave le Grand, cette page fumante et coruscante que je te sers ici, ami(e), non sur un plat d'argent mais sur ton écran, pour te réchauffer, sans doute t'émoustiller en cette sinistre journée automnale !
« Et les nomades… les soldats… les avares publicains… les vieux prêtres… les Internautes blasés, saturés d'images virtuelles et de pubs imbéciles, tous, dilatant leurs narines, palpitaient de convoitise. »
« Et les nomades… les soldats… les avares publicains… les vieux prêtres… les Internautes blasés, saturés d'images virtuelles et de pubs imbéciles, tous, dilatant leurs narines, palpitaient de convoitise. »
« Il arriva du fond de la salle un bourdonnement de surprise et d'admiration. Une jeune fille venait d'entrer.
Sous un voile bleuâtre lui cachant la poitrine et la tête, on distinguait les arcs de ses yeux, les calcédoines de ses oreilles, la blancheur de sa peau. Un carré de soie gorge-pigeon, en couvrant les épaules, tenait aux reins par une ceinture d'orfèvrerie. Ses caleçons noirs étaient semés de mandragores, et d'une manière indolente elle faisait claquer de petites pantoufles en duvet de colibri.
Sur le haut de l'estrade, elle retira son voile. C'était Hérodias, comme autrefois dans sa jeunesse. Puis elle se mit à danser.
Ses pieds passaient l'un devant l'autre, au rythme de la flûte et d'une paire de crotales. Ses bras arrondis appelaient quelqu'un, qui s'enfuyait toujours. Elle le poursuivait, plus légère qu'un papillon, comme une Psyché curieuse, comme une âme vagabonde, et semblait prête à s'envoler.
Les sons funèbres de la gringras remplacèrent les crotales. L'accablement avait suivi l'espoir. Ses attitudes exprimaient des soupirs, et toute sa personne une telle langueur qu'on ne savait pas si elle pleurait un dieu, ou se mourait dans sa caresse. Les paupières entre-closes, elle se tordait la taille, balançait son ventre avec des ondulations de houle, faisait trembler ses deux seins, et son visage demeurait immobile, et ses pieds n'arrêtaient pas.
Puis ce fut l'emportement de l'amour qui veut être assouvi. Elle dansa comme les prêtresses des Indes, comme les Nubiennes des cataractes, comme les bacchantes de Lydie. Elle se renversait de tous les côtés, pareille à une fleur que la tempête agite. Les brillants de ses oreilles sautaient, l'étoffe de son dos chatoyait ; de ses bras, de ses pieds, de ses vêtements jaillissaient d'invisibles étincelles, qui enflammaient les hommes. Une harpe chanta ; la multitude y répondit par des acclamations. Sans fléchir les genoux en écartant les jambes, elle se courba si bien que son menton frôlait le plancher ; et les nomades habitués à l'abstinence, les soldats de Rome experts en débauches, les avares publicains, les vieux prêtres aigris par les disputes, tous, dilatant leurs narines, palpitaient de convoitise. »
GUSTAVE FLAUBERT, Hérodias (extrait).
Illustration de René Piot