Je songeais à cette hypothèse en m'éloignant hier soir de la Comédie-Française, après n'avoir vu que la première partie du spectacle. Et je reformulais autrement ma perplexité, tout en marchant : peut-on monter sur la scène du Français A Streetcar named Desire de de Tennessee Williams (1947) traduite en français et inscrite pour la première fois au répertoire de l'illustre maison ?

Ma réponse est aussi dubitative que pour la première question. Même avec une perruque verte, une moto pétaradante, des joueurs de banjo, des paravents orientaux, rien n'y fait, je n'ai pas marché, je n'y ai pas cru. Peu de véracité, encore moins d'émotion. Le spectacle, pour éblouissant qu'il soit, tombe à plat. La pièce montée s'écroule peu à peu comme un soufflé flapi. Du moins est-ce mon ressenti. Sans cesse, le spectateur est distrait du texte (malgré la très belle traduction de Jean-Michel Déprats). Trop de théâtre tue le théâtre. Trop de modernité tue l'authenticité. Trop de boursoufflure dans la scénographie étouffe une intelligente relecture. Plus que de modernité d'ailleurs, il s'agit ici de trucs et de tics, le tout enrobé de kitsch japonisant. Et l'on se dit que c'est dommage car ce fut un sacré boulot de monter un aussi tonitruant barnum ! (Mise en scène de Lee Breuer)


Quant à la justification des japon(i)aiseries, si on se réfère au texte du programme, le parti pris est aussi oiseux que verbeux : " Selon Blanche,l'héroïne de la pièce, la vie est un rêve et ce rêve devient cet orientalisme japonais dans une transfiguration française. Le parlé français de la Nouvelle-Orléans n'existe plus. C'est un dialecte breton devenu cajun via le Canada. La francité de la Nouvelle-Orléans est injouable vocalement. La tradition de la Comédie-Française, quant à elle, est liée à un français parlé sans accent. Nous devions donc trouver une métaphore. Nous proposons l'orientalisme japonais pour illustrer cet esprit du Mississippi d'avant la guerre de Sécession." Ben, euh... forcément !

Éparses, cependant, des scènes réussies, des moment de pure grâce : la rencontre de Blanche avec le jeune postier, dans des tons bleutés, quasi oniriques. Mais là encore des intentions trop appuyées. Pourquoi en exergue le nombril de l'éphèbe ? Et pourquoi notre nymphomane lui caresse-t-elle le genou ? (Au cas où le spectateur n'aurait pas compris que le jeune archange immaculé - pur ! - est tentant.) Autre moment réussi : la dernière scène, juste avant l'entracte, ce dialogue pathétique entre Mitch et Blanche, lorsqu'elle lui raconte le drame de son mariage et repousse ses avances avec des grâces de fausse vierge effarouchée. Entre ces fragments de pur bonheur théâtral, ça hurle, ça pétarade, ça éructe et on s'envole même vers les cintres dans un tourbillon de jaune vaporeux qui fait davantage rire in petto que s'émouvoir vraiment des retrouvailles torrides de Stella et de son mari tatoué ! C'est là, véritablement, "s'envoyer en l'air" ! Merci, M. Breuer, on avait compris.

Quant aux comédiens (alors que dans ma mémoire cinématographique ils étaient sans cesse doublés sinon précédés par les sublimes Marlon Brando et Viviane Leigt - irritante pré-synchronisarion), ils ne sont ici pas physiquement présents, suffisamment denses psychologiquement surtout. Trop de gadgets encore au milieu desquels ils s'agitent, pantins désarticulés et marionnettes sans âme. Ils en sont réduits à jouer à... jouer (avec talent). Un bon point néanmoins pour Grégory Gadebois qui tient le rôle de Mitch, l'ami de Stanley (Eric Ruf) et le soupirant de Blanche (Anne Kessler). Je rappelle au passage l'intrigue d' « Un tramway nommé désir ». Heureuse en ménage avec un ouvrier d'origine polonaise (Stanley Kowalski), Stella, d'extraction plus noble, voit arriver dans son minable appartement de la Nouvelle Orléans, sa sœur, Blanche Dubois. Ce qui ne devait être qu'une halte de quelques jours se transforme en un long séjour qui n'en finit plus. L'intrusion de cette femme dans la vie si tranquille de Stanley, va le pousser à percer à jour les secrets de sa belle-sœur…

Retour au théâtre de Molière. Si une certaine théâtralité new-look triomphe (et épate plus d'un jeune gogo amateur de manga), la magie des mots, elle, est oblitérée (quand elle n'est pas couverte par les cuivres du jazz-band !), la psychologie des personnage robotisée, l'émotion du spectateur asséchée. Triple déception. Immense frustration. Me fallait-il pour autant visionner au retour , malgré l'heure tardive, le chef-d'œuvre d'Elia Kazan ? Car, je le sais bien, la nostalgie peut devenir paralysante et la création théâtrale doit sans cesse aller de l'avant et emprunter de nouveaux chemins ! Pari risqué. C'est pourquoi, je ne suis en définitive ce matin ni choqué ni révolté, juste déçu : c'était un essai honorable pour une mission impossible. Et c'est sans doute pour adoucir cette désillusion, pour préserver une part de rêve brutalement chosifié, que j'ai déserté la salle Richelieu après deux heures de spectacle...

Un dernier mot pour (re)donner la parole à l'auteur. Dans sa pièce, Tennessee Williams faisait dire à Blanche, sa pauvre petite créature fêlée : « Je ne veux pas de réalisme. Je veux de la magie ». Lee Breuer - avec un savoir-faire confondant - a confondu magie et esbroufe.



Un tramway nommé désir
Comédie française du 5 février au 2 juin 2011 (en alternance)
Prix des places : de 12 à 39 euros.





Première rencontre entre Blanche et Stanley. Comme dans l'extrait video précédent, Kazan, lui, savait suggérer le trouble sensuel sans le démontrer avec lourdeur !


Vous devez être Stanley ? extrait de Un Tramway nommé Désir