Il n'y a d'ailleurs pas qu'elle : chaque personnage de la tragédie (Hippolyte,Thésée, Oenone, Aricie...) habite le spectateur, l'infiltre, le consume ; chacune et chacun, dans les gradins ou devant l'écran, porte une part du drame, de déchirement psychologique, d'insupportable tension. Cette pièce est un microcosme que chacun peut s'incorporer, dans le ravissement comme dans l'horreur. Un tel spectacle, transcendé par la langue magique de Racine, nous venge ainsi de notre banalité quotidienne, de la médiocrité de nos attachements et de nos détestations, de la prose piteuse que nous utilisons au quotidien ou lors de nos dîners mondains ! Qu'ils sont immenses sur scène, idéalement tragiques, ces comédiens habités et déchirés par leur rôle ! Que nous sommes médiocres et raisonnables ! Ici des albatros, là des nains. Ici, sur scène, tout est démesuré, excessif, tonitruant... et en même temps pitoyable et pathétique. Formidable Phèdre habitée par la comédienne - n'a-t-on pas envie tour à tour de la molester et de la bercer ? De la condamner et de l'excuser ? De la maudire et de la sauver in extremis lorsqu'elle se tord de douleur au pied de son époux trahi, anéantie par le poison et la honte qui la consument ?

Je me disais aussi, tandis que certaines phrases emblématiques affleuraient à ma mémoire ("Le jour n'est pas plus pur que le fond de mon coeur"...)que certaines oeuvres majeures du répertoire font décidément partie de notre patrimoine culturel génétique. En cela, elles rejoignent l'universel. On se sent comme purifié et agrandi. Même expérience tout récemment en écoutant l'interprétation de la 9ème symphonie de Beethoven par Léonard Bernstein au moment de la chute du mur de Berlin. J'avais hier ouvert la radio par hasard et je tombe sur quelques mesures que ma mémoire, depuis toujours sans doute, a gravées, non seulement ma mémoire auditive, mais ma mémoire affective autant que culturelle. Et aussitôt, comme si l'attention du public devenait pour moi palpable autant que contagieuse, dans une sorte d'urgence, sans même savoir encore la portée de l'événement historique que cette interprétation célébrait, je me suis senti - tout comme devant le spectacle de Phèdre - happé, habité, concerné, comme si c'était une partition à la fois personnelle et universelle qui se déroulait dans mes oreilles, dans ma mémoire, dans mon coeur, dans tout mon être. Une telle expérience est bien davantage qu'une jouissance esthétique. Par le génie des artistes (Racine ou Beethoven), chez le spectateur totalement donné et abandonné au spectacle, c'est sa part d'humanité qui est ravivée, exaltée, célébrée ; sa part aussi d'ignominie et de possible rédemption quand éclate l'Hymne à la joie !

Dans la scène que j'ai sélectionnée, Phèdre avoue à son beau-fils l'impossible amour qui la ravage.


Acte deuxième

Scène 4


Hippolyte

Madame, il n'est pas temps de vous troubler encore.
Peut−être votre époux voit encore le jour ;
Le ciel peut à nos pleurs accorder son retour.
Neptune le protège, et ce dieu tutélaire
Ne sera pas en vain imploré par mon père.

Phèdre

On ne voit point deux fois le rivage des morts,
Seigneur. Puisque Thésée a vu les sombres bords,
En vain vous espérez qu'un dieu vous le renvoie,
Et l'avare Achéron ne lâche point sa proie.
Que dis−je ? Il n'est point mort, puisqu'il respire en vous.
Toujours devant mes yeux je crois voir mon époux.
Je le vois, je lui parle, et mon coeur... je m'égare,
Seigneur ; ma folle ardeur malgré moi se déclare.

Hippolyte

Je vois de votre amour l'effet prodigieux.
Tout mort qu'il est, Thésée est présent à vos yeux,
Toujours de son amour votre âme est embrasée.

Phèdre

Oui, Prince, je languis, je brûle pour Thésée.
Je l'aime, non point tel que l'ont vu les enfers,
Volage adorateur de mille objets divers,
Qui va du dieu des morts déshonorer la couche,
Mais fidèle, mais fier, et même un peu farouche,
Charmant, jeune, traînant tous les coeurs après soi,
Tel qu'on dépeint nos dieux, ou tel que je vous voi.
Il avait votre port, vos yeux, votre langage,
Cette noble pudeur colorait son visage,
Lorsque de notre Crète il traversa les flots,
Digne sujet des voeux des filles de Minos.
Que faisiez−vous alors ? Pourquoi, sans Hippolyte,
Des héros de la Grèce assembla−t−il l'élite ?
Pourquoi, trop jeune encor, ne pûtes−vous alors
Entrer dans le vaisseau qui le mit sur nos bords ?
Par vous aurait péri le monstre de la Crète,
Malgré tous les détours de sa vaste retraite.
Pour en développer l'embarras incertain,
Ma soeur du fil fatal eût armé votre main.
Mais non, dans ce dessein je l'aurais devancée.
L'amour m'en eût d'abord inspiré la pensée.
C'est moi, Prince, c'est moi, dont l'utile secours
Vous eût du Labyrinthe enseigné les détours.
Que de soins m'eût coûtés cette tête charmante !
Un fil n'eût point assez rassuré votre amante :
Compagne du péril qu'il vous fallait chercher,
Moi−même devant vous j'aurais voulu marcher,
Et Phèdre au labyrinthe avec vous descendue
Se serait avec vous retrouvée ou perdue.

Hippolyte

Dieux ! qu'est−ce que j'entends ? Madame, oubliez−vous
Que Thésée est mon père, et qu'il est votre époux ?

Phèdre

Et sur quoi jugez−vous que j'en perds la mémoire,
Prince ? Aurais−je perdu tout le soin de ma gloire ?

Hippolyte

Madame, pardonnez. J'avoue, en rougissant,
Que j'accusais à tort un discours innocent.
Ma honte ne peut plus soutenir votre vue,
Et je vais...

Phèdre

Ah ! cruel, tu m'as trop entendue !
Je t'en ai dit assez pour te tirer d'erreur.
Eh bien ! connais donc Phèdre et toute sa fureur.
J'aime. Ne pense pas qu'au moment que je t'aime,
Innocente à mes yeux, je m'approuve moi−même,
Ni que du fol amour qui trouble ma raison,
Ma lâche complaisance ait nourri le poison.
Objet infortuné des vengeances célestes,
Je m'abhorre encor plus que tu ne me détestes.
Les dieux m'en sont témoins, ces dieux qui dans mon flanc
Ont allumé le feu fatal à tout mon sang ;
Ces dieux qui se sont fait une gloire cruelle
De séduire le coeur d'une faible mortelle.
Toi−même en ton esprit rapelle le passé.
C'est peu de t'avoir fui, cruel, je t'ai chassé :
J'ai voulu te paraître odieuse, inhumaine,
Pour mieux te résister, j'ai recherché ta haine.
De quoi m'ont profité mes inutiles soins ?
Tu me haïssais plus, je ne t'aimais pas moins.
Tes malheurs te prêtaient encor de nouveaux charmes.
J'ai langui, j'ai séché, dans les feux, dans les larmes.
Il suffit de tes yeux pour t'en persuader,
Si tes yeux un moment pouvaient me regarder.
Que dis−je ? Cet aveu que je te viens de faire,
Cet aveu si honteux, le crois−tu volontaire ?
Tremblante pour un fils que je n'osais trahir,
Je te venais prier de ne le point haïr.
Faibles projets d'un coeur trop plein de ce qu'il aime !
Hélas ! je ne t'ai pu parler que de toi−même !
Venge−toi, punis−moi d'un odieux amour ;
Digne fils du héros qui t'a donné le jour,
Délivre l'univers d'un monstre qui t'irrite.
La veuve de Thésée ose aimer Hippolyte !