EXODE INTÉRIEUR (3)
Par Michel Bellin le mercredi 12 janvier 2011, 07:52 - Lien permanent
Les toutes dernières lignes écrites par mon maître spirituel d'autrefois et de toujours Jean Sulivan (mort en 1980). Parfois difficile à comprendre quand on ne connaît pas à fond sa vie et son œuvre si intimement entremêlées. Moi, je le saisis à demi-mot, même dans le silence sous les mots. J'ai adopté à tout jamais, même si je n'y parviens guère, son intuition de l'instant-l'éternité : ce consentement à l'instant, à la beauté fugitive, à la sensation fine qui éblouit le regard et dilate le cœur. Plus qu'un Maître (dont il faut à tout prix se défaire), Sulivan est un compagnon, un ami, qui me séduit, m'interpelle, me dérange, me bouscule… depuis la découverte de ses éblouissantes Matinales (1976) jusqu'au recueil posthume de L'écart et l'alliance (1981).
« Le moi n'est-il qu'une pensée, une résultante de la construction de la mémoire ? Oui si l'on parle du moi de la pensée qui s'approprie (sans cesse occupé à se défendre ou à attaquer). Non s'il s'agit de cela où s'origine le regard, les gestes, la voix qui tient au premier choc du monde sur l'enfant, à son rejeu unique.
Il n'y a connaissance que si l'on quitte la relation sujet-objet pour être un avec.
Pourquoi cette incessant agitation mentale ? À cause du vide et de l'angoisse qui nous arrachent à la plénitude des instants. Les idées-cadres en quantifiant et en délimitant sécurisent par le dehors en masquant provisoirement le trouble intérieur.
Qu'un moment de plénitude survienne, ne vous l'attribuez pas. Vous n'y êtes pour presque rien, malgré vos industries. Très tôt vous allez vous en apercevoir. Cela se passe dans l'impersonnel. Lâchez prise, absentez-vous : la joie est toujours là.Votre erreur est de trop chercher à comprendre. Peut-être saurez-vous qu'il n'y a pas à comprendre. Seule la mémoire du corps entier fait exister le passé dans l'instant, hors nostalgie. La mémoire mentale surdéveloppée sépare et frappe de nécrose toute sensation.
Le noyau de la personnalité n'est pas le moi construction de mémoire, mais dans la capacité d'accéder de façon unique à l'universel. »
Jean Sulivan, L'écart et l'alliance, p. 88-89, Gallimard.