Je suis bien calée, encore sonnée, pas trop de mal, juste un peu à l'épaule gauche… Bien calée pour observer. C'est drôle cette lumière maintenant que ça s'est enfin arrêté de tomber. À l'intérieur, on se croirait dans un igloo, ce bleu givré qui fait paraître les arbres plus noirs, plus allongés. Quand j'ai abaissé la vitre - mais j'aurais pas dû car maintenant, elle joint mal, c'est ce spectacle qui m'a frappée : le silence solennel, les grandes ombres, comme si la planète embrassait le ciel, un ciel immense tout dégagé. Avec plein d'étoiles qui veillent sur nous comme dans les contes de Noël ! Donc, même pas peur. On va s'en sortir puisqu'on reste ensemble.

C'est aussi la faute à pas de chance, surtout à pas de tune : toujours mes ennuis de forfait, alors silence radio. Chaque fin de mois, dès le 20, c'est pareil ! J'ai beau faire gaffe, trop fauchée pour renouveler. Alors, ils me coupent, sans que je puisse m'expliquer, mendier quelques-unes de leurs putains d'unités. Je ne sais pas comment font les autres, avec leurs options privilège, leur fidélité ajustable. Alors qu'ici, dans notre cambrousse, déjà qu'on n'a pas souvent de réseau. Firmin, lui, il s'en fout, il m'a dit hier qu'il pouvait appeler New-York sans problème avec son portable spécial. Mais il se vante ! Il aurait mieux fait de me prêter son GPS et surtout ne pas m'indiquer ce raccourci foireux.

Qu'est-ce que ça pince ! Et ces portières gelées, pire que des lourdes de coffre-fort. Surtout, est-ce qu'ils vont se faire du souci en bas ? Faire le rapprochement entre notre retard, l'alerte orange et cette maudite neige ? L'association va-t-elle s'inquiéter ? Pas sûr car elle n'a qu'une consigne : bosser, bosser, courir aux quatre coins du bled alors que c'est niet pour les subventions. Pourvu qu'il ne reneige pas… Là encore, Firmin a fait le beau : « Pas de problème, ma douce, je te les répare quand tu veux, tes charnières, c'est mon truc ! » Ici, si t'as pas de caisse, t'es foutue, pas de déplacement, pas d'embauche et mes petits vieux, pour les lever et les torcher, ils n'ont que ça à faire toute la journée : m'attendre ! Et quand tu ajoutes les courses, les démarches, le toubib, la nounou… tu continues d'avaler des bornes sans avoir le temps d'en garder un petit peu pour toi.

L'autre jour, à la télé… Je pense tout haut, exprès, pour ne pas m'endormir. C'est drôle ma voix dans ce silence, on dirait que je m'entends pour la première fois ! Donc à la téloche, j'ai vu un truc incroyable : une bourgeoise qui expliquait que la terre entière lui en voulait à cause de son 4X4, une cabale qu'elle disait – je crois que c'est le mot – mais que son engin à elle, il ne polluait pas ! Evidemment, pour faire 100 mètres à Paris juste pour aller chez son coiffeur et… Ça va à l'arrière ? Pas trop froid ? On va s'en sortir, c'est promis. Dès qu'il fait jour, j'essaie de nous sortir de là. Oui, comme je disais, je parle haut toute seule pour passer le temps… pour m'accrocher, pour ne pas paniquer. Du coup, je repense au Firmin. « Pas de souci, ma douce… » Il n'a pas toujours dit ça, surtout quand je lui ai annoncé la nouvelle pour nous deux… Lui et sa fidélité ajustable ! Et toujours le plus malin, blabla et le cœur sur la main ! Il croit qu'il maîtrise tout, qu'il assure, comme il dit, parce que c'est un mec ! Et qu'il sera, juré craché, un père de choc. Toujours fort en paroles et en promesses. Mais quand on n'est même pas capable de réparer une vieille 4L ni de prêter son portable de luxe parce que c'est trop perso, ça se prête pas (Comme les femmes ! qu'il rajoute en rigolant), bref, il n'est pas crédible, pas une minute. J'exagère ? J'exige trop ? Je suis pas assez moderne ? N'empêche, j'aime bien quand il m'appelle ma douce avec sa grosse voix qui sourit.

Je me demande quelle température il fait dehors… Ou dedans, c'est kifkif. Et à l'arrière, c'est pareil ? L'air chaud, ce qu'il en reste, il stationne plutôt en bas ou bien il remonte ? Et eux, pendant ce temps, les politiques, ils disent que plus la terre se réchauffe, plus il va faire froid en hiver. Mais pourquoi ? Et pourquoi je dis tout ça… n'importe quoi… je commence à divaguer, non ? Il faut vraiment que j'aille voir ce qui se passe derrière… que je me décide, que je me secoue une bonne fois… que j'arrive à m'extraire… à passer par-dessus le siège… à tendre au moins le bras. Aïe, mon épaule ! Oui, c'est ce que je vais tenter, même si je me sens de plus en plus gourde, et lourde, si lourde… toute ensuquée avec ma voix qui devient pâteuse. On dirait un vieux film au ralenti. Comme si plus rien ne pouvait me tenir éveillée, pas même la trouille, pas même le froid, pas mêmes ces diamants là-haut qui nous font de l'œil. Mais je dois le faire n'est-ce pas ? Il le faut, ma vieille… il faut à tout prix que je me réveille pour aller derrière, tout près… Là, je m'allongerai à tes côtés, sur toi s'il le faut, je soufflerai sur ton petit museau rose mon haleine d'amour, ô ma merveille endormie, tous les deux serrés fort fort fort dans notre pauvre vie transie…


…si fort, qu'ils crèvent leur culotte,
– Et que leur lange blanc trembloteAu vent d'hiver…
Mais bien bas, – comme une prière…
Repliés vers cette lumière
Du ciel rouvert.



20 septembre 1870 - 28 décembre 2010.