Dans la première partie de ma chronique, j'ai évoqué l'étrange pari littéraire de mon ami Julius, ex-doreur et auteur-loser : plus ses lecteurs sont rares et chiches ses royalties, plus l'opus lui apparaît subtil et méritoire. Car sa devise est toute bête et non commerciale : écrire sa vie, vivre son écriture. Et comme disait Cioran : « Celui à qui tout réussit est nécessairement superficiel. Un minimum de déséquilibre s'impose. » Un maximum d'échecs à condition de les transmuer, de les polir et de les transfigurer. Dit autrement : quand une existence est un ratage, l'œuvre et le style ne peuvent confiner qu'au sublime. Et cela ne regarde personne d'autre que l'auteur.

Ah bon, il s'agirait alors d'autobiographie ? Et chacun sait que ça peut ne pas passionner les foules surtout lorsque le feuilleton introspectif dure depuis 10 ans ! Avec raison, admet Julius, sauf si l'on respecte quelques règles aussi minutieuses que lorsqu'on veut réussir un beurre blanc ! L'ami m'a donné, un jour que je le harcelais pour qu'il daigne écrire enfin un roman contemporain digne de ce nom et de son compte bancaire, sa propre définition de l'autobiographie. Je n'ai pas tout à fait compris mais, puisque je tiens ici à trouver à mon cher raté quelques circonstances atténuantes, autant citer texto sa propre autojustification : « Trois qualités sauvent et légitiment l'autobiographie : le travail stylistique, la portée universelle, le ferment subversif ; de sorte que le lecteur, devenu alter ego, soit séduit, impliqué, désaliéné. » Pas mal vu, sauf que le séducteur écorché vif n'attire pas nécessairement des millions de séduits et que pour un auteur têtu il n'est pas pire sourd que celui qui ne veut pas entendre !

À propos de ce handicap, Julius m'a parlé de Joël dont il apprécie la prose, née peut-être de sa destinée puisque l'homme est né sourd - ces éternels communicants que sont les éternels souffrants ! « En scénarisant la vie, explique-t-il, nous lui conférons l'impératif de notre existence et occultons rageusement notre vacuité originelle. Nous ne prétendons jamais à nous-mêmes, nous sommes tout à la fois le théâtre, le décor, l'intrigue et l'acteur d'un spectacle dont nous voulons croire que nous ne sommes pas l'unique spectateur. Peut-être est-ce là le cœur du drame : confondre la réalité des faits avec la réalité qu'on leur assigne. » (Joël Chalude, Je suis né deux fois, Ed. Autres Temps). Confondre aussi sa vie ruinée avec son art écorché… Autofiction plus qu'autobiographie ? Voilà que tu nous embrouilles un peu plus, pauvre Julius Minus, et que tu nous parles d'une écriture plus proche de la résilience littéraire que du Prix des Libraires !

Mais revenons à l'édition telle qu'elle t'a déçu et ne te concerne plus. Quid de l'Edition majuscule ? Les « chocs de la rentrée » ou autres promos ? Notre jeune vieillard considère à présent camelots et bibelots d'un œil amusé, comme il sourit des soldes en janvier ou début août de l'horrifique chassé croisé. Pure convention. Totale inadéquation. Quand il consent à lire un auteur contemporain (en plus des humbles génies qui font ses délices, un Flaubert, un Gide, un Maupassant, un Zweig et une bonne douzaine d'autres illustres démodés), c'est toujours avec retard, avec insouciance, presque par inadvertance, quand la vague médiatique s'est depuis longtemps retirée. Trouvaille de cet été : une déjà vieille histoire de hérisson et de concierge que Mr Julius met désormais sur un pied d'égalité avec La vie devant soi, quitte à faire s'étrangler d'indignation les respectables et improductifs critiques parisiens. Là encore, comme pour l'écriture, il s'agit de s'enduire de mots (ceux de l'Autre) et de se pourlécher l'âme.

C'est ce que m'expliquait récemment Julius dans un courriel, à propos de sa récente trouvaille. « Voici des signes qui ne trompent pas. Lorsqu'en débarquant sur le quai du métro, au lieu de foncer vers la sortie, tu lambines en cet endroit malodorant et inconfortable pour déguster la fin d'un chapitre qui, de toutes façons, ne pourra pas être réchauffé… quand, au détour d'une phrase ou d'un mot inédit et jusqu'alors inconnu (hier « immarcescible ») tu as un soubresaut de plaisir ou de complicité, au point de le noter, sur-le-champ, dans ton agenda… quand tu te surprends à sentir poindre de manière récurrente au coin de l'œil une larme de tendresse, de chagrin ou de rire… quand, après avoir trimballé le livre de poche dans ta besace, tu cours chez ton libraire (pas à la FNAC !) pour commander le même titre dans la noble collection au liseré rouge… quand, à mesure que tu avances dans la lecture, tu en freines imperceptiblement le cours de peur de devoir quitter bientôt – trop tôt – les personnages qui sont devenus tes meilleurs amis et la prose qui t'a enchanté… quand enfin tu notes l'heure et le lieu du point final (Station Ivry Val de Seine, ce 29 juin à 14h 02) comme on se remémore la date funeste d'un dernier souffle ami…c'est que, vois-tu, tu te trouves en présence d'un grand et beau livre. » (à propos de Muriel Barbery)

À propos d'hédonisme cette fois, Julius m'a fait part l'autre jour de sa réflexion, se demandant si le summum du plaisir n'est pas de guetter son bouchon plutôt que de ferrer un mastodonte. « Chaque fois, me confiait-il tout excité, qu'après un refus, je cours refiler un nouvel exemplaire à un autre grossiste du 6ème arrondissement, je me sens le cœur frétillant d'un pécheur à la ligne ! » C'est pour ça qu'il ne récupère jamais ses textes (le pêcheur conserve-t-il les godasses percées qu'il tire sur la berge ?). Pour Julius, refus et déni sont un hommage à sa singularité et un amplificateur du désir (d'écrire).

C'est ainsi que l'autre jour, il m'a montré un cahier rouge à spirales où il note soigneusement, pour chaque titre refusé, le nom de l'Editeur. J'ai vu que pour une de ses œuvres phares mort-nées, il y avait une bonne quinzaine de noms prestigieux, depuis Gallimarre – à tout Seigneur tout honneur – jusqu'à La Mare aux canards, petit éditeur écolo prometteur sis à Pouilly-en-Auxois. C'est dingue comme Mr Julius peut être remercié avec autant de courtoisie que d'anonymat ! Lui me dit que c'est bon signe, qu'ainsi beaucoup de forêts seront épargnées. Du coup, ému et reconnaissant, il note le nom et l'adresse de ses providentiels contempteurs, agrafe avec jubilation la liasse de leurs sentences, et il fait ce travail d'archivage non comme on grave en sa chair des stigmates mais comme on aligne d'anciens trophées pour rehausser et redorer son propre blason.

Ce qui le navre le plus, il m'en parle souvent, c'est qu'on puisse le croire insincère. Qu'on s'imagine que, dans le fond, il est mortifié par ses échecs à répétition. Tant pullulent tous ces faux jetons qui voient de l'hypocrisie partout ou, pire, ces belles âmes subodorant en tout apostat sincère un chrétien qui s'ignore. Eh bien non, Mr Julius est paisible, espiègle, toujours confiant en sa mauvaise étoile même s'il déplore que, pour le moment, seuls deux amis (l'Ami et sa bonne amie) connaissent son secret, savent qu'il ne bluffe pas, n'exagère pas, ne souffre pas, ne marchandera pas : jamais les hommes-enfants ne pourront devenir des Académiciens ventrus et respectables. Car, conclut Mr Julius, mieux vaut être un auteur-loser singulier, heureux et fier de l'être, qu'un Goncourt passe-partout et dépressif suicidaire !

Un dernier mot. Hier soir, Mr Julius me téléphone tout excité. Il vient de découvrir une page extraordinaire d'Alain, ce philosophe-journaliste dont il se nourrit au rythme des 3098 propos parus régulièrement dans la Dépêche de Rouen. Cet article de l'automne 1907 évoque une fragrance spécifique. " Eh bien, s'exclame mon frère, ceci explique cela ! – Quoi, lui dis-je, qu'entends-tu par là ? – Ma nullité littéraire, ma glorieuse infirmité, mon absence d'adaptabilité au milieu éditorial français… Elle n'est pas due au chromosome XXLZ (celui du génie littéraire) dont mes géniteurs ne m'ont pas hélas gratifié – tout comme mon trisocomique de fils [détail autobiographique NDLR], pas même due à ma légendaire perversité narcissique, mais simplement à cette maudite odeur que j'ai respirée pendant 15 ans, très exactement de 10 à 25 ans !"

Incroyable, non ? Ça pue quelque part et un destin grandiose dérape ! Je restais perplexe au téléphone tout en rendant moi aussi hommage au sésame olfactif d'Alain, aussi puissant que résilient pour tous les recalés des Belles Lettres. Et pendant que Julius me lisait le texte en question, je me demandais à quel effluve – fiente ou encens – était dû le génie vermoulu de Truc (aux belles tempes argentées) ou le charisme précoce du jeune Machin (en col roulé décontracté), futures stars de notre rentrée littéraire.

« (…) Ceux qui ont connu l'odeur de réfectoire, vous n'en ferez rien. Ils ont passé leur enfance à tirer sur la corde ; un beau jour enfin ils l'ont cassée ; et voilà comment ils sont entrés dans la vie, comme ces chiens suspects qui traînent un bout de corde. Toujours ils se hérisseront, même devant la plus appétissante pâtée. Jamais ils n'aimeront ce qui est ordre et règle ; ils auront trop craint pour pouvoir jamais respecter. Vous les verrez toujours enragés contre les lois et règlements, contre la politesse, contre la morale, contre les classiques, contre la pédagogie et contre les palmes académiques ; car tout cela sent le réfectoire. Et cette maladie de l'odorat passera tous les ans par une crise, justement à l'époque où le ciel passe du bleu au gris, et où les libraires étalent des livres classiques, des romans primés et des sacs d'écoliers. »