Les trompettes de la renommée n'ont pas encore été embouchées que déjà bruissent les salles de rédaction ; ailleurs, certains professionnels s'activent à leur étal (tout en pestant contre l'avalanche promise) car, ils le pressentent avec raison, des chiffres mirobolants sont là, carrément des chefs-d'œuvre en profusion, aussi des rumeurs, un fumet de scandale dans le recoin d'une bonne feuille, bref une agitation certaine ne mettant pas en péril le rituel annoncé, convenu mais rassurant, aussi prévisible que cette célèbre égérie belge qui nous pond chaque automne son bel œuf bien calibré ; bref, on l'aura deviné, il ne s'agit pas ici de gallinacée surdouée mais bel et bien de rentrée littéraire.

Sauf que dans la présente chronique on n'en parlera pas, absolument pas, sauf par ricochet, par le petit bout de la lorgnette, à propos de celles et ceux qui ne sont pas menacés par le tsunami culturel (la vague de janvier est moins conséquente) : je veux parler des sous-auteurs et autres écrivains ratés, aussi concernés par les best-sellers automnaux que les pécheurs de crevettes du dimanche le sont par les quotas de thon rouge dans les eaux nipponnes.

Je connais intimement un de ces auteurs, une sorte d'homme noir qui me ressemble comme un frère, et je voudrais évoquer ici son prodigieux malheur, ses échecs coruscants, sa glorieuse nullité (allons-y puisque les oxymores sont à la mode cet été). Néanmoins, pour respecter son anonymat et ne pas abuser de la première personne du singulier, nous l'appellerons ici Mr Julius, personnage récurrent de son œuvre avortée (ce qui mériterait une loi sarkozyste supplémentaire chère concernant le pedigree national des auteurs nomades et errants, qu'ils cotisent ou non à la Société des Gens de Lettres de France).

Donc, notre Mr Julius est un drôle, un phénomène, presque un cas d'école : depuis 10 ans, il aligne une quinzaine d'ouvrages à peu près aussi pitoyables et invendables les uns que les autres tant sa prose est indigente et son inspiration étale (il faut dire que le plouc refuse à sa plume la fiction ou le roman policier !). Pas une seule critique dans les gazettes pendant tout ce temps, pas le moindre frémissement dans les ventes et même un embryon de notice vient d'être supprimé d'office dans Wikipedia pour absence notoire de notoriété ! S'ajoutent des tirages faméliques, une poignée de groupies transies mais impuissantes et des velléités de se faire hara-kiri en ingurgitant d'une traite les 506 pages du Dictionnaire de la bêtise de Bechtel et Carrière.

On pourrait croire qu'une telle débâcle éditoriale consterne Mr Julius, qu'elle le déprime voire qu'elle le stimule, vu qu'il s'obstine encore et toujours à écrire tant d'opus invendus en si peu de temps écoulé ! Eh bien non, c'est pour lui un signe providentiel, le plus sûr des encouragements à continuer de s'enliser gayment puisque, en fait et dans la réalité, il n'écrit que pour lui-même et n'aime ni les voyeurs ni les enquiquineurs. Avoir plus de 100 lecteurs lui semblera suspect, toucher des droits d'auteur (en fait quelques dizaines d'euros bon an mal an) une compromission, passer sur un plateau TV une dépravation. Quant à la liste des meilleures ventes…

Moi qui connais bien Julius, je peux ici l'attester : ce dont il souffre, ce n'est pas de manque d'ambition, pas même d'indolence chronique, encore moins de dandysme, mais d'une gentille névrose, comme tout un chacun. Et de cette névrose souriante mais totalement improductive, les symptômes sont aussi patents et éblouissants que ses ruineuses auto-éditions ou ses souscriptions en forme d'omelette norvégienne flapie. C'est un fait, le bougre ne s'est fait auteur que pour s'ausculter l'âme, peaufiner le style, faire jaillir de cette conjonction une jubilation extrême dont il veut prendre à témoin la terre entière en bichonnant et collectionnant des œuvres singulières dont elle n'a nul besoin ! Seule importe alors la trajectoire. Littérature ? Non, lis tes ratures : corrige, écris, corrige, laisse infuser, écris à nouveau, corrige… et jouis-en à l'infini puisque « le style arrache une idée au ciel où elle se mourait d'ennui pour l'enduire du suc absolu de l'instant. » (Bernard Franck). S'enduire de mots et se pourlécher l'âme ! Quant à la glèbe et aux bipèdes…

Julius m'a avoué que, s'il a toujours eu la passion d'écrire – et à la manière dont il l'entend : écrire sa vie sans en vivre – il n'en a pas eu toujours le temps car le travail manuel ainsi que la vie familiale l'occupaient et l'épuisaient. Mais ce labeur le ramenait encore à l'écriture puisque, dans le métier de doreur sur bois qu'il apprit sur le tard, il fallait avant tout poncer, poncer encore, poncer encore et toujours ! C'est le prix à payer pour réussir une belle dorure à la feuille, un or bruni rutilant. Car, le sait-on, poser une feuille d'or ne prend qu'un instant, préparer puis poncer l'enduit (fait de blanc de Troyes et de colle de peau de lapin) exige des heures d'attention et de patience avant l'interminable polissage à l'agate qui en est la récompense ultime. Ce n'est que si l'enduit est parfait, aussi lisse et froid que le marbre, alors même que la peau du pouce et de l'index droits sont encore meurtris car eux-mêmes poncés, qu'éclate la splendeur de l'or sous la pierre qui sans cesse passe et repasse !

Tout ça, me confiait Julius récemment, un brin amer, pour ces bourgeois venant reprendre leur cadre ou leur trumeau, l'œil blasé, le porte-monnaie serré, pas même étonnés par notre labeur d'orfèvre et soupirant parfois que c'était bien cher payé pour un peu de peinture dorée. Ah ! les sots. Et Julius d'ajouter : « Tu sais, il en va de même pour les mots… Cet interminable et cuisant polissage… mais sans perdre une once de fraîcheur et de spontanéité ! Un tel boulot pour leur indifférence ou leur inintelligence… »

Quand aujourd'hui il peaufine un texte, sans penser un seul instant aux hypothétiques lecteurs, lorsqu'il le dégraisse, le lustre, parfois l'efface… par inadvertance ou par dépit, Julius repense à son ancien métier : autrefois l'enduit gris et rugueux, aujourd'hui tous les feuillets qui s'accumulent autour de son siège, comme autant de feuilles mortes, sans cesse imprimés puis corrigés, puis imprimés à nouveau, puis encore raturés à la main… Et à mesure qu'opère le polissage du texte, à mesure que la feuille devient du coup de plus en plus immaculée, de plus en plus lisse, comme autrefois le support prêt au miracle de la dorure, c'est la même fatigue et le même plaisir : soudain, comme sous l'agate, comme dans le tamis infiniment secoué au-dessus de la rivière, l'or des mots éclate et éblouit ! Parfois, si fugacement…

Mais qu'importent les carats, qu'importe s'ils n'étincellent jamais sur la plage d'un livre ! Seul, extorqué plus à la terre qu'au ciel, le suc absolu de l'instant.


(À suivre demain)