Tout comme l'odeur du métro, prégnante, insinuante, dégoûtante et absolument indéfinissable, l'odeur de réfectoire est spécifique, peut-être aussi traumatisante qu'un cauchemar récurrent. Je l'ai respirée de l'âge de 10 ans à l'âge de 24 ans. Elle sent le curé sans hygiène et l'inappétissante discipline. Elle me révulse autant que la fragrance du lys ou de l'encaustique. Comme d'autres ne supportent pas l'odeur de friture ou de bite mal lavée. Et une fois de plus, c'est au cher philosophe ALAIN que je dois cette réminiscence olfactive – et ses conséquences implacables, surtout quand se profile à l'horizon la rentrée scolaire ou littéraire.



Un réfectoire dans les années cinquante

« Il y a une odeur de réfectoire, que l'on retrouve la même dans tous les réfectoires. Que ce soient des Chartreux qui y mangent, ou des séminaristes, ou des lycéens, ou de tendres jeunes filles, un réfectoire a toujours une odeur de réfectoire. Cela ne peut se décrire. Eau grasse ? Pain moisi ? Je ne sais. Si vous n'avez jamais senti cette odeur, je ne puis vous en donner l'idée ; on ne peut parler de lumière aux aveugles. Pour moi cette odeur se distingue autant des autres que le bleu se distingue du rouge.

Si vous ne la connaissez pas, je vous estime heureux. Cela prouve que vous n'avez jamais été enfermé dans quelque collège. Cela prouve que vous n'avez pas été prisonnier de l'ordre et ennemi des lois dès vos premières années. Depuis, vous vous êtes montré bon citoyen, bon contribuable, bon époux, bon père ; vous avez appris peu à peu à subir l'action des forces sociales ; jusque dans le gendarme, vous avez reconnu un ami ; car la vie de famille vous a appris à faire de nécessité plaisir.

Mais ceux qui ont connu l'odeur de réfectoire, vous n'en ferez rien. Ils ont passé leur enfance à tirer sur la corde ; un beau jour enfin ils l'ont cassée ; et voilà comment ils sont entrés dans la vie, comme ces chiens suspects qui traînent un bout de corde. Toujours ils se hérisseront, même devant la plus appétissante pâtée. Jamais ils n'aimeront ce qui est ordre et règle ; ils auront trop craint pour pouvoir jamais respecter. Vous les verrez toujours enragés contre les lois et règlements, contre la politesse, contre la morale, contre les classiques, contre la pédagogie et contre les palmes académiques ; car tout cela sent le réfectoire. Et cette maladie de l'odorat passera tous les ans par une crise, justement à l'époque où le ciel passe du bleu au gris, et où les libraires étalent des livres classiques et des sacs d'écoliers. »


11 octobre 1907

Alain, Propos d'un normand 1906-1914, Gallimard, 1952.