Un politicien de la Droite française (2010)


C'est un double sentiment qui depuis quelques jours me submerge. Je n'arrive pas à me raisonner, à me consoler, à me dire que ce n'est pas si important que cela, que tout va rentrer dans l'ordre, ce n'est qu'un mauvais cauchemar dont je vais, avec la France entière, me réveiller et me remettre.

Ces images, ces mots, ces sondages. Ces étrangers stigmatisés, ces camps de Roms nettoyés, le cynisme effrontément affiché et si habilement concocté. Débusquer quoiqu'il en coûte des boucs émissaires désemparés et rameuter le pays apeuré. Et ça semble marcher ! Les Français (mais qui sont ces « Français » sondés, toujours les mêmes, toujours unanimes ?) emboîtent le pas. Ils ne vont tout de même pas nous voler notre pain, polluer nos paysages, pickpocketer en toute impunité, gâcher nos vacances et compromettre la sortie de la crise !Ils n'ont qu'à retourner chez eux, tous ces gueux, tous ces voleurs, tous ces profiteurs dépenaillés. Quelle honte, ma chère, et dire que c'est ça l'Europe, c'est ça la mondialisation et la libre circulation !

Tristesse et dégoût. À nouveau me reprend l'envie de déguerpir, même si je sais que ce n'est pas raisonnable. Hier encore, après avoir rêvé sur un tableau de Claude Monet, j'ai cliqué « Bordighera » sur mon ordinateur. Et si j'allais m'installer là-bas, même avec ma minable retraite ? Une petite caravane entre deux palmiers, en Ligurie, face à la mer et à deux pas de la frontière, mais hors de France tout de même ; puisque je me sens de moins en moins Français, pas de cette façon-là, pas au milieu de tous ces braves gens menés par une clique de politiciens extrémistes ! Ou alors, puisque l'Ami va aller bosser en Libye, pourquoi ne pas l'y rejoindre définitivement ? Bien sûr, ce malheureux pays est partagé entre l'espoir et la misère, mais les ruines y sont belles, le soleil accueillant. Certes, le régime est pourri, la corruption fait rage, la jeunesse y est livrée à elle-même avec bien peu d'espoir au ventre mais au moins les choses sont claires et de notoriété publique : sous les kilims, une carpette comme disait si bien Rama Yade.

Ici, en France, c'est l'hypocrisie, la fraternité en trompe-l'œil, la justice en berne, l'égalité de plus en plus malmenée : sous les ors et les brocards de la République, une lente et profonde décomposition, une abjection délibérée qui sabote ce qui reste des valeurs de la Droite gaulliste. Heureusement, quelques voix se sont élevées, même des voix qui d'ordinaire m'horripilent ou me déçoivent, un Bernard-Henri Levy par-ci, un Michel Rocard par-là. À leur sujet, j'ai envie de tout oublier, de tout leur pardonner, simplement leur dire merci puisque d'un seul coup ils se sont à mes yeux sinon rachetés, du moins réévalués. Il ne manque plus que le panache d'un Kouchner qui n'attendrait pas la rentrée pour démissionner dans la dignité. A-t-il encore quelque chose à perdre puisqu'il sera remercié à l'automne ? Ce geste le grandirait et le réconcilierait avec son passé, quand il s'émouvait et retroussait ses manches pour sauver les damnés de la terre.

Cette chronique n'est pas littéraire, elle n'est pas peaufinée, c'est un cri de colère. J'ai honte, j'ai peur, je n'en peux plus. Envie de pleurer, de m'enfuir. Parfois même de taper. Je sais, c'est exagéré, c'est trop émotionnel. La situation est-elle si grave après tout ! Ne fait-elle pas partie des feuilletons sécuritaires aussi vite évaporés que diffusés ? Mais, je n'y peux rien, au doux pays de France, pays des Droits de l'homme, je n'arrive toujours pas à imaginer une jeune mère roumaine expulsée avec son nourrisson. Je n'arrive toujours pas à excuser des politiciens opportunistes et cyniques, jouant avec le feu, attisant la haine sociale, semant des brandons de guerre civile et remuant les cendres d'une morne résignation collective.

Bien sûr, je sais, même si j'avais un bout de jardin, accueillerais-je chez moi une seule de ces roulottes (de grosses cylindrées, précise Brice Boutefeu) ? Je suis aussi démuni que la plupart de mes ex-compatriotes, aussi timoré, sauf que je n'approuve pas, je n'ai pas peur, je n'ai jamais la haine au cœur. Car l'étranger n'est pas notre ennemi, ce n'est pas la caricature qu'on en fait, et un enfant reste un enfant, un pauvre, reste un pauvre, un Français de souche ou « étranger » (?) reste un compatriote, un égal.

Il n'y a pas longtemps, j'ai été bouleversé par des propos de Martin Hirsch qui est pour moi une sorte de saint laïc - que je vénère presque, bien que je sois un mécréant de première. Je n'ai pas encore lu son livre, je vais le faire. Un soir donc je ne sais plus où à la télé, il disait que ce sont les plus démunis qui partagent le plus, parfois jusqu'à 10% de leur bien. (Et c'est ce qu'il fait, lui, disait-il sans la moindre vanité). Eh bien moi, j'ai eu honte, car, même en touchant mon RSA, j'en conserve chichement et jalousement les miettes. Je me disais : pourquoi donner ? N'est-ce pas avoir bonne conscience, leur épargner de se bouger, etc. tous ces faux alibis qui permettent d'avoir le cœur sec et l'âme en paix ? Depuis que j'ai entendu l'ex-secrétaire d'État, j'ai décidé de donner aux miséreux du métro (les plus rebutants, les moins éloquents), deux euros par jour, pas plus, pas moins. Je ne suis guère imaginatif, je sais, bien loin des 10%, mais chaque fois, voyant cette étincelle de reconnaissance, même dans l'œil d'un poivrot ou d'une pauvrette (hier, à St Lazare, le visage morne qui s'est levé vers moi était voilé !), je retrouve ma fierté et ma dignité, non pas de Français moyen, mais de supérieur citoyen du monde qui entrouvre la frontière de son cœur et réapprend à devenir frère.

La Riviera ? Tripoli ? Non, je ne fuirai pas (encore) et je ravalerai les larmes de ma colère. Et plus que jamais, envers et contre tous, même si je fais partie des 2% des belles âmes, bien que ne fréquentant pas la Closerie des Lilas, je continuerai de croire à la France que j'aime, toute entière peuplée d'ex-étrangers et de fils de Barbares. Et je continuerai de relire le texte de qui me fait vibrer et me redonne espoir et dignité. Un texte de l'écrivain-journaliste Ryszard Kapuscinski qui, après avoir de longues années durant « cohabité avec d'Autres », fait l'éloge des rencontres :

« (…) Dans ce monde à venir, nous tomberons à tout moment sur un nouvel Autre qui, peu à peu, émergera du chaos et de la confusion de notre contemporanéité. Nous devons tenter de le comprendre, et chercher à dialoguer avec lui. Cet Autre naît de la confluence des deux courants qui influent sur la culture du monde contemporain : le courant de la globalisation libérale, qui uniformise notre réalité, et son contraire, le courant qui préserve nos différences, notre originalité et notre irréproductibilité ».

Mon expérience de coexistence durant de longues années avec d'Autres, très éloignés de nous – Blancs, Occidentaux, Européens –, m'a appris que la bonne disposition envers un autre être humain est l'unique façon de faire vibrer la corde de l'humanité commune.

Qui sera ce nouvel Autre ? Comment se passera notre rencontre ? Que nous dirons-nous ? Dans quelle langue ? Saurons-nous nous écouter ? Saurons-nous nous comprendre ? Saurons-nous, tous deux, suivre ce qui – d'après les paroles de Joseph Conrad – « parle de notre capacité de joie et d'admiration, et s'adresse au sentiment de mystère qui entoure nos vies, à notre sens de la bonté, de la beauté et de la douleur, au sentiment qui nous lie à toute la création ; et à la conviction subtile, mais inébranlable, de la solidarité qui unit la solitude de cœurs innombrables : à cette solidarité dans les rêves, dans le plaisir, dans la tristesse, dans les passions, dans les illusions, dans l'espoir et la peur, qui rapproche tout homme de son prochain et rassemble toute l'humanité, les morts et les vivants, puis les vivants et ceux qui ne sont pas encore nés. »


« Rencontrer l'étranger, cet événement fondamental » est paru dans LE MONDE DIPLOMATIQUE : http://www.monde-diplomatique.fr/2006/01/KAPUSCINSKI/13089