Acrylique De Judit Ström

« On ne voit bien qu'avec le cœur. » Qui a dit cette belle phrase ? À vérifier. J'adore les citations, je les collectionne. Avec les mots, je me fabrique des colliers de soleils. Dommage, j'aurais bien aimé faire des études, des longues pour devenir écrivain. Aujourd'hui on dit écrivaine. Je n'aime pas. Ça rime avec naine ! Écrivain ou maîtresse d'école. Je n'ai pas pu apprendre longtemps ; j'étais, paraît-il, douée pour autre chose, alors je me rattrape maintenant en capitalisant les perles des autres.

Certaines me remontent de l'enfance, d'autres sont modernes, je les pioche dans Le Monde que me laisse Geoffroy. Puis je les recopie dans mon cahier à spirales, plus sûr que l'ordi. Mais certains mots sont indésirables ; ils me tarabustent, parasitent ma mémoire. On dirait le collant jaune qui chez nous scotchait les mouches. Ces mots, je ne veux pas les garder, mais ils tapent l'incruste. Par exemple, ces 8 qui puent la naphtaline : Mon père, ce héros au sourire si doux. Victor Hugo. Je déteste les barbus libidineux. Je préfère mes héros à moi et mes citations un peu trafiquées.

Mon père, ce zéro au sourire si mou... Si veule ! Je le hais. Depuis toujours et pour toujours. Aujourd'hui plus qu'hier et bien moins que demain. Il paraît que ça me fait du mal à vingt jours de la grande Fête dégoutante ! Mais je n'y peux rien. C'est la faute à Hugo. En fait, je ne le hais pas depuis toujours, mon papounet. Avant ce 5 décembre 1950, date fatale, je me contentais de le mépriser. Il existait si peu, loin, absent, perdu dans sa picole. Moi, je vivais ma vie d'enfant. La petite Josy ! J'ai été une gosse très douce. Douce et violente : j'adorais voir pousser les fleurs et épingler les vipères pour les revendre. Subtil mélange des genres !

Mon bled était un gros bourg affreux, avec sa rue principale qui n'en finit pas mais la campagne autour est assez chouette. J'aimais m'y échapper pour rêver et contempler la nature. Je pouvais passer des heures dans le bois à mater une fourmilière, ces bestioles si futées qu'elles savent s'éviter pour jamais se caramboler. J'adorais aussi les oiseaux qu'on dit pas bileux. Moi, je les trouve trop stressés, toujours soucieux du nid à bâtir ou du vermisseau à rapporter. Et leurs chants ? Que des impros ! Je voudrais que ma chambre soit une volière ouverte à tous mes rêves ! Pleine de petits chéris, mes compagnons, mes confidents, cœurs de velours si chauds, si palpitants contre ma joue... Mais j'aime trop la liberté pour leur imposer ça.

À partir de 10 ou 11 ans, je ne sais plus au juste, je me suis aperçue que mon paternel changeait. Des regards en plomb, de menus frôlements, un sale sourire poisseux qui me glaçait les sangs. Je devenais une petite demoiselle, mes seins poussaient doucettement mais, dans mon corps et dans ma tête je restais une gosse. Ce soir-là, mon père m'a coincée dans son traquenard. C'est ça que je lui reprocherai toujours, que jamais je n'ai pu pardonner, même sur son lit de mort : son plan, son odieux stratagème. Il avait pris soin d'envoyer Irène chez grand-mère, maman faisait une garde de nuit.

Nous sommes seuls à la maison. Papa m'envoie me coucher, très prévenant, juste imbibé comme d'hab. Il m'annonce qu'il va m'apporter mon Banania préféré. Tout est calme, c'est le soir. Réfugiée dans mon lit, je l'entends s'agiter en bas, je guette la casserole sur le gaz, le choc du bol, tous ses "Crénom de nom !"... Du lit, je capte tout : l'air qu'il sifflote, le grelot de la cuillère, ses charentaises qui montent à l'assaut. Mon palpitant se serre, je rapetisse sous la couvrante. Il a poussé la porte avec son plateau fumant. Il n'arrête pas de m'enjôler du bec en poussant son cadeau devant moi. « Goûte, ma Josy. » J'écluse en silence... je fais durer...le chocolat n'a pas son bon goût habituel, je me sens toute ensuquée, on dirait que je m'enlise... Le loup-garou reluque son Petit Chaperon Rouge. Ses babines luisent sur son sourire gluant. Il reprend le bol, le pose sur le guéridon, se penche, soulève la laine, se glisse tout contre moi. Je me sens minuscule ! Dans le creux de mon cou il trouiotte du goulot pendant que ses grosses paluches patrouillent plus bas... Pas moyen de m'arracher !!! Je suis trahie par mon Banania comme dans un cauchemar où tout ralentit. Je n'ai plus qu'à fuir en dedans... fermer les yeux... serrer mes petits poings... ne penser qu'à mes pervenches, à mes fourmis courageuses, aux merles du bois joli... loin loin loin...

... très loin de tous mes hommes ! »


Extrait de AMOUR(S), L'Harmattan, 2010. Actuellement en promo sur le site de l'auteur (10€ au lieu de 22€).
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