Acrylique de Judit Ström ("Striking a nerve")

« J'ignore, si je suis "sociologue". En tout cas, je parle de ce que je connais. Ni bonimenteuse ni menteuse tout court. Car mes mecs de passage ne s'inventent pas ; je n'arrive même pas à les mépriser ni à leur en vouloir !

Par exemple, toujours à propos de mes grands chéris... déjà je vous sens, mâles de la Toile qui frétillez en faisant chauffer la souris ! Un jour donc, pas loin de l'Opéra, je vois un vioque débarquer de sa bétaillère de luxe. Il a les rognons couverts, costard Old England, la classe ! Qui ne s'invente pas non plus et que Sarko l'Arsouille ne pourra jamais s'offrir, avec ou sans échasses ! Mais pas de politique de bas étage ici, nos chroniques doivent prendre de la hauteur, n'est-ce pas ?

Je reviens à mon zig. Un regard d'une infinie déprime. J'en suis encore toute saccagée en bossant mon texte. Nous nous entendons pour 1000 balles d'autrefois car mon histoire date du siècle passé. Je l'embarque dans mon studio, papy ne bronche pas. Son babil est en panne. « Tu te mets pas à l'aise ? » Il refuse, il ne veut pas non plus que je me dépoile. « Mais, mon chou, qu'est-ce qu'on fait ! » Il me regarde de ses yeux de momie, immensément tristes. « Solange est morte depuis quatre mois. C'était ma femme, c'était ma vie. Vous lui ressemblez tant. Laissez-moi vous contempler, madame Josy. Je vous en prie... » Sans même me découenner, je prends la pose. Il me gobe des yeux, s'imprègne de l'autre, la posthume ; il presse mes mains contre sa bouche... Ah ! Sur ma peau ses horribles lèvres glacées... Mais dans la rue, son regard de mendiant friqué m'avait retournée. Il a ensuite bredouillé... il se sent si seul, inutile, sans môme, le grand regret de sa vie. Je l'écoute. Je ne l'ai jamais revu. Je crois lui avoir offert, à un tarif raisonnable, un max de bonheur et c'est lui qui se sentait redevable : en partant, il a glissé dans ma main un autre gros billet pour m'acheter des roses !

N'allez pas gamberger, ni idéaliser, ce mort-vivant est l'exception qui confirme la règle. Mes cocos sont tous des obsédés mais si inattendus, si immatures que j'en rigole après. Par exemple Geoffroy, mon banquier, que j'ai respectueusement salué à la fin de ma 1ère chronique, car lui, c'est un fidèle, ma rente ambulante. On s'adore ! Un type grave mais touchant, un peu enveloppé, respectable avec son attaché-case en lézard (souvent, plus les mecs sont clean, plus ils cachent quelque chose de moche, bizarre, non ?). Bref, la première fois j'ai d'abord eu droit à sa confesse très humble : « Sorry, je suis un peu spécial... » Il m'avoue, gêné. Je me marre à l'intérieur car aussitôt ça clignote au tableau de bord. Le truc banal : besoin de tendresse, de câlins, du nursing basique. Encore un vieux bébé qui a été sevré trop tôt par sa maman !

Il a fini par sortir son matériel, pas celui que tu crois, pas même son chéquier, non, mais une couche-culotte, extra large, du XXXL, et sa boîte de talc. Puis il s'est mis en posture pour que je lui sulfate le démonte-pneu. Je commence à m'activer, je m'applique lorsque catastrophe ! le couvercle était mal ajusté... Le Fuji à Pigalle ! Gros Bébé, lui, est aux anges, gazouille, surtout ne rien enlever, tout garder areu areu ! Bon, pourquoi pas, le client est roi ! Je fais mes soins, saupoudre quelques guili puis j'essaie d'ajuster la barboteuse qui bâille de plus en plus. Aussi, quand mon Crésus se relève, c'est la poisse. Un tsunami cette fois ! Du talc partout comme s'il en pleuvait, sur le lit, la moquette, plein sur son lin. La pub est décidément mensongère ; Pampers, dont j'ai dit du bien l'autre fois, c'est zéro pour les fuites sèches. Heureusement, mon bonhomme s'en tamponne, roucoule de plus belle, puis il décampe, ravi de jouer au Gros Poucet qui nous sème sa maudite farine partout. N'empêche, j'ai beaucoup moins ri quand il m'a fallu déneiger le dessus de lit et la montée d'escalier !

Tout ça est pitoyable, je sais. Depuis que le monde est monde... Pitoyable mais infiniment respectable. Vous me trouvez trop complaisante ? Je ne sais pas me mettre des limites, c'est ça ? Et leur misère à eux, elle en a des limites ? En fait, j'aime bien être gentille et dévouée, genre syndicaliste. Car il n'y a pas que mon cul qui compte, j'ai aussi droit à la parole. Droit à mes faiblesses, droit de laisser parler mon cœur en solde car nous aussi, nous avons besoin de douceur, de tendresse. Et de respect. Nous crânons, nous paradons, c'est juste pour la vitrine. Nous aussi, comme les politicards, nous appâtons. Mais un cœur d'oisillon palpite en chacune, une pervenche frissonne au creux du gazon. Du moins ce qu'il en reste à Paris ! Las, sur le bitume les proxos ne saquent pas les béguineuses de mon genre. L'amour, tu parles !!! Chez nous la romance est un tracker peu négociable, comme dit Geoffroy qui s'y connaît en placements, la fleurette est sous-cotée en bourses. »

(suite et fin demain)


Extrait de AMOUR(S), L'Harmattan, 2010. Actuellement en promo sur le site de l'auteur (10€ au lieu de 22€). Voir offre en tête du site.