acrylique de Judith Ström

" Les clients sont mes hommes de passage. Je les appelle comme ça. A la longue, ils constituent ma collection de bipèdes, la Grande Galerie de l'Évolution, interminable et dépareillée : toubibs, avocats, épiciers, postiers, millionnaires, RMIstes etc. Même des attachés de ministère ! Je ne peux me souvenir de chacun. Dès qu'ils se reboutonnent, je zappe, je les raie de ma vie. En fait, je prends mon pied 2 fois : quand ils paient (d'avance !), quand ils se barrent. Et je n'imprime que quelques-uns, les plus pittoresques, ceux qui m'ont émue ou me font rire aux larmes.

Le rituel ? Toujours le même, l'approche est d'abord économique, d'accord avec Sarko. Quel est ton prix ? Je suis très demandée ici même si ma carte est limitée : pas de spécialités épicées, rien que des interdits au menu : ni bisous ni caresses ni sniff ni câlins sur le visage (rapport à mon paternel qui a pris ses aises avec moi quand j'avais 10 ans). Et pas d'imprudence, principe de précaution : je n'avale jamais la fumée. Je loue mon taille crayon. Point. En général, malgré un ou deux cinglés, ils sont dociles, les pauvres chéris, ils s'en contentent. Le minimum syndical doit leur suffire puisqu'ils reviennent !

Pendant le trajet, je leur pose des questions banales. Où tu crèches ? C'est quoi ton job ? Histoire de les situer dans le décor et de les relaxer. Puis nous allons dans mon studio professionnel car ma vie est soigneusement cloisonnée : le sexe gagne-pain le soir, de 9 heures à 2 heures, et la vie rêvée des anges le reste du temps dans un autre coin de la capitale. Enfin, ici ou là-bas, rien à voir avec les rêves ou les chérubins : la vie est compliquée pour chacun, PDG ou putain. Pas absurde, la vie, mais dure et poignante. Tout le reste, des romans de gare ou des sermons de curé à quatre sous !

Voilà donc mon discours, mes bien chers frères, mes honorables sœurs. Si le cul mène la guerre des nerfs, le fric reste le nerf de la guerre : il permet tout, excuse tout, éponge tout. Bien plus tabou, bien plus risqué que le sexe. Oui, tout est possible, tout est permis, tout s'achète. Et les vestales veillent. Nous, nous veillons. Incroyable mais vrai : à 66 ans, bon pied bon œil, je veille encore. Une vraie pro ! Même chassées du trottoir, nous jouons notre rôle à l'arrière plan, en catimini, avec la bénédiction des escrocs de droite et des zozos de gauche. Que deviendrait votre monde fou fou fou si nous, les travailleuses titularisées, faisions la grève des orifices ? Qui écoperait le malaise social ? Qui vous injecterait la petite dose d'espoir nécessaires à votre bel entrain d'après-crise ? Au train-train quotidien qui déraille avec Bobonne ? À l'aventure palpitante du troisième millénaire et de la mondialisation ? Ce n'est pas le moment de prendre notre retraite anticipée. Bosser plus, oui, tout à fait d'accord, ça urge. Et la place devient même très chère grâce à votre politique laxiste : toutes ces oies cendrées des Carpates qui migrent pour venir caqueter sur nos grands boulevards ! Fierté française et identité du bitume : nous sommes là, nous y resterons.Car vous, les mecs, vous avez besoin de nous. Nous sommes vos exutoires, vos femelles expiatoires, toutes des biques émissaires ! Quand votre dard putride nous lime, c'est le péché du monde que nous émoussons dans notre con ripoliné. Nous épongeons la libido planétaire ! Nous sommes les grandes druidesses impudiques de votre dégénérescence. Impudiques et indispensables. « Incontournables » comme on dit. Et dire que votre beau monde ensuite, quand il se rebraguette, se retire indigné, indigné et moralisateur, la queue entre les jambes et les titres boursiers à la hausse ! Et dire que votre civilisation judéo-chrétienne acoquinée avec les bourgeois ose encore de nous donner depuis Rome des leçons de morale, pour défendre la dignité des femmes, sauver la vie des fœtus morveux et l'âme des gamines violées ! Faudrait peut-être nous laisser faire le bon choix, laisser les autres décider enfin par eux-mêmes, non ? « Politiquement corrects », que vous dites encore ! Mais nous aussi, nous sommes politiques, éthiques et correctes ! Nous sommes même pour une morale esthétique et contre l'esclavage, tout contre... Voilà ce que j'ai eu envie de gueuler sur cette Toile trop proprette.

Et pour finir, brave fille, je suis pour un grand rire salvateur, libérateur ; l'éclat de rire hygiénique, hygiéniquement correct ! Oui, votre monde de mâles est foutu, votre Terre promise définitivement compromise, votre nouveau millénaire déjà enrayé et il vaut mieux tous ensemble en rire, non ? En tout cas, moi j'en rigole, moi, la grande Josy, je hurle de rire, je me liquéfie, je mouille d'hilarité. Une toute petite fuite, c'est normal à mon âge, n'est-ce pas ? C'est encore excusable dans votre monde de djeuns ? N'est-ce pas, vieux Geoffroy de mes deux ? Merci à toi, merci à toi aussi Francky, merci ici à mes hommes, à vous tous, mes grands chéris. Et merci Pampers ! Promesse tenue, putain de vie ! "


Extrait de AMOUR(S), L'Harmattan, 2010.
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