Hier soir, j'ai vécu une intense émotion musicale.

En fin d'après-midi, nous partîmes pour Dibah où l'Ami devait rencontrer Ishaq, sémillant vendeur de tapis avec qui il a noué durant deux ans une belle et noble amitié. Le jeune homme devait lui établir une facture pour le service des douanes. Comme je ne parle pas un seul mot d'anglais, je ne pus participer à leur conversation, me contentant d'admirer le visage d'Ishaq, son regard pétillant, son sourire éblouissant, sa peau cuivrée sous le keffieh, les mains racées sortant de son impeccable dishdash immaculée (comment font-ils pour épargner au regard d'autrui taches et faux plis !). Quel charme ! Quelle classe ! Même son énorme montre dorée, signe d'aisance conquérante… D'une manière plus prosaïque, cette étape au Méridien fut l'occasion de prendre un café tous les trois près de la piscine de l'hôtel (grouillante de touristes ventripotents) et pour moi de goûter pour la première fois de ma vie à une chicha au goût sucré venu d'ailleurs.



Dibba est divisée en trois parties administrées respectivement par Fujairah, Sharjah et Oman (on passe sans visa de l'une à l'autre). Boutres amarrés dans la baie tranquille, pêcheurs ravaudant patiemment leurs filets, plages et criques dans les rochers ; on a peine à croire que ce gros village enchâssé dans un cirque de montagnes ait été le théâtre d'une des plus terribles batailles que la péninsule Arabique ait connu. Celle qui, en 632, vit les troupes de La Mecque défaire les montagnards du coin, au prix de 10 000 morts, victoire sans appel qui établit l'Islam dans toute la région.

Vendredi soir - l'équivalent de notre dimanche - beaucoup de monde sur la corniche entre Qidfah et l'hôtel Méridien où le jeune Emirati tient commerce. Et nous, dans l'automobile qui bénéficie d'une sonorisation puissante et musicale, nous écoutions à fort volume les Carmina Burana. C'est une œuvre brillante, inventive, électrisante, aux riches lignes mélodiques et à la rythmique implacable. D'une frappante et directe simplicité expressive - ici pas de modulations en raison d'une logique interne résolument "primitive" : mélodie pure et rythme incantatoire. La palette des percussions est particulièrement généreuse : timbales, glockenspiel, xylophone, castagnettes, crécelle, petites cloches, triangle, vieilles cymbales, cymbales crash, cymbale suspendue, tam-tam, cloches tubulaires, tambour de basque, caisse claire, grosse caisse et célesta !!! De quoi faire frétiller les esgourdes ! L'Ami avait enclenché une ancienne musicassette Philips encore très performante et, sous la direction du vétéran Eugène Ormandy, les chœurs de l'université américaine faisaient preuve d'une vaillance et d'une juvénilité irrésistibles. Le plus remarquable fut que, sans l'avoir voulu, les premières mesures de la cantate (O fortuna) coïncidèrent avec notre départ de la maison tandis que l'éblouissant final, avec reprise du thème, éclata lorsque la voiture stoppa devant la majestueuse entrée du Méridien. Une arrivée en fanfare ! Un saisissant point d'orgue à ma ferveur irrésistible et quasi hypnotique !

Lorsque le dernier accord cessa, nous sommes restés un instant pétrifiés de plaisir, ivres de toute musique qui enracine et magnifie notre amitié. Puis, dans un éclat de rire, comme souvent, nous nous sommes serrés la main : top là, vive le plaisir, vive la vie. Carpe diem !