D'après Kant, les trois ingrédients qui adoucissent le brouet de la vie sont « l'espoir, le soleil et le rire ». Il suffit, en cette période estivale tellement attendue, de fermer un instant les yeux pour reconnaître la pertinence de la pharmacopée proposée. Je suis pourtant surpris, un brin déçu, que l'éminent philosophe n'ait cité, outre la gastronomie (et le bordeaux !), ni la musique ni l'amour.

Il est vrai que la musique ne fait pas rire (Satie peut-être...). Mon expérience d'improvisateur (au clavier) et d'auditeur insatiable est pourtant patente en ce qui me concerne : la musique est un trésor d'euphorie et de jubilation. Les matins de chagrin, du moins de peu d'entrain, ce sont par exemple les concertos pour violon de Bach sous les doigts d'Hilary Hahn, le scherzo d'Alexander Arutiunian enlevé par le jeune trompettiste Romain Leleu ou encore les quartets pour flûte de Mozart avec Aurèle Nicolet et le Mozart String Trio. À l'écoute de ces œuvres toniques, je n'éclate pas de rire certes, mais c'est tout mon corps qui revit et exulte : je bondis, j'improvise une danse, je virevolte, je me réconcilie avec le bonheur de vivre et avec ma propre pesanteur qui l'instant d'avant m'avait consterné et abattu (et là, oui, alors je ris de mes grâces pataudes !).La musique est aussi espérance en ce sens que cette impalpable vibration d'air est attente et tension. Le compositeur qui l'a engendrée, en la tirant du plus profond de sa joie ou de ses tourments, invite par avance son auditeur empathique à s'associer à la genèse de l'œuvre, à la porter avec lui, à l'engendrer à nouveau en lui, dans ses oreilles et dans son cœur, pour l'accompagner, parfois après mille méandres et fractures, vers son dénouement : le sublime point d'orgue. Ineffable parce que déjà périssable, convoité car inespéré, d'où cet instant de stupeur muette dans la salle de concert avant que n'éclatent les hourras.

Quand j'écoute une musique et qu'il me faut l'abréger par nécessité pratique, je répugne à la stopper brutalement. Il y aurait, me semble-t-il, une forme de violence, une forme de désinvolture voire d'irrespect : quel sacrilège à sectionner le sortilège ! Je baisse donc peu à peu le volume, histoire peut-être de me remettre de ma frustration en douceur : je ne pourrai pas atteindre pour cette fois l'harmonie offerte dans l'accord final convoité. « N'y touchez pas, il est brisé... »

Evidemment, me direz-vous, il s'agit là d'une conception bien romantique de la musique ! Certes, j'en conviens. Je n'ai jamais considéré la musique comme du remplissage, du gavage non-stop (avec des mini-écouteurs en permanence dans les oreilles) mais comme une histoire d'amour, une centaine d'histoires d'amour qui enchantent et ponctuent notre périple sur terre. Et c'est parce qu'elle est quasiment impalpable, évanescente, non matérielle, en un mot si mystérieuse que la musique en devient infiniment précieuse. Car, si elle comble la solitude, l'alchimie des sons est avant tout une plénitude improbable, d'autant plus considérable qu'elle est impalpable, périssable, faite de bric et de broc. Très souvent, je souris d'une telle indigence providentielle et je songe au mot de Quignard : « Un quatuor ? Quatre hommes en noir, avec des nœuds papillon autour du cou, s'échinent sur des arcs en bois, avec des crins de cheval, sur des boyaux de mouton. »

C'est tout à fait ça, la musique (de chambre), c'est trois fois rien et tout à la fois : le sublime par le trivial. Le génial sous l'animal. La grâce traversant la matière de part en part. L'extase dans le malheur... Oui, la musique, c'est la vie... c'est ma vie, nuit et jour dans le temps qui fuit... la vie et en même temps l'ennui, l'ennui qui jouit. C'est la cadence même de l'amour, tantôt pensée tantôt caresse. Elle épure la bête ou donne un corps à l'ange. Quel prodige ! En fait, la musique est toute entière promesse et tendresse, indigence et richesse, évidence et mystère. C'est pour cela qu'elle s'assimile pour moi aux fiançailles, ce qui marque ma rupture avec toutes les musiques contemporaines non mélodiques et surtout, surtout, avec l'approche mercantile qui aujourd'hui dénature la musique et la profane : que ce soit par le MP3 en bandoulière ou dans le fond sonore des hyper, aujourd'hui on n'épouse plus la musique, on la bouffe !

Dans un livre épatant (Le toucher des philosophes, Gallimard, 2008), François Noudelmann a décrit comment trois écrivains majeurs, réputés intellos - Sartre, Nietzsche, Barthes - se sont abreuvés et ressourcés leur vie durant à la musique, singulièrement le piano. Ce n'étaient certes que des amateurs, au sens noble du terme mais ils eurent besoin de cette approche quasi quotidienne et confidentielle pour se régénérer, s'affranchir des rythmes collectifs, expérimenter grâce au clavier un écart, une vibration, une déliaison de la volonté, le jeu du corps lorsqu'il est habité par l'harmonie et s'épanouit dans l'intime avec la contrainte d'un toucher et d'un tempo. Barthes en particulier, qui a discouru si savamment sur la musique contemporaine, déchiffrait vaille que vaille, sans « savoir jouer » avouait-il et il y prenait un plaisir extrême. Il n'y pas désertion ni distorsion de la part de l'écrivain penseur mais accomplissement puisque, selon lui, décider de vivre en musique engage le corps amoureux. Lorsqu'il est devant son clavier, le grand théoricien laisse alors tout tomber, se régénère librement (en se moquant de sa propre gaucherie, de son tempo trop lent) en découvrant une autre érotique, tantôt berceuse enfantine, tantôt pourvoyeuse de pulsions. En fait, ces trois philosophes ne jouaient pas du piano, ils flirtaient ! Et lorsque Claude Maupomé s'étonne de l'engouement de Barthes Pout Schuman, il bredouille presque, comme un enfant surpris en flagrant délit de maraude : « ...eh bien à ça, je ne peux pas répondre parce que je dirais que je l'aime précisément avec cette partie de moi-même qui m'est à moi-même inconnue ; et je sais que j'ai toujours aimé Schuman et que je suis très sensible au fait que, comme toujours lorsqu'on aime quelqu'un, j'ai l'impression souvent qu'on ne l'aime pas comme il faut, qu'on ne l'aime pas assez. »

De l'amour de la musique à la musique de l'amour. Un instant frustré par la formule de Kant, j'ai vite été rassuré : non seulement l'espoir, Phébus et le rire mais aussi l'amour puisqu'il récapitule tout ! Même si, comme pour l'art d'Euterpe, aucune définition n'est adéquate. Seule l'expérience. Qui n'a expérimenté, au moins une seule fois dans son existence prosaïque, combien le soleil de l'amour - disons la tendresse érotisée - entre élan romantique et " babouineries " drolatiques peut incendier l'âme et diminuer l'isolement tactile ?! Certes, tout ça pour ça, ô squelettes musqués ! Il n'empêche, deux peaux qui s'abrasent, deux souffles qui s'embrasent, deux mains qui se rejoignent ensuite dans le noir, dans le silence restitué, quand la tendresse n'a plus que ce pacte brûlant et si fragile pour ne pas dépérir de chagrin...

Marcel Jouhandeau l'a dit d'une manière toute simple, sans emphase ni extase, et son constat nous ramène à l'été resplendissant et au B.A. BA de la vie : « Savoir aimer, c'est ne pas aimer. Aimer, c'est ne pas savoir. Aimer, c'est n'avoir plus droit au soleil de tout le monde. On a le sien. »


Et maintenant, en images et en musique, tous mes vœux de bon week-end ensoleillé en compagnie de la belle Hilary et de mes deux cow-boys chéris.