Avant-hier, revenant du travail à la mi-journée, j'attendais un bus improbable, grelottant et les pieds trempés dans des sandalettes inadaptées à la mini-tornade en train de s'abattre sur l'Ile-de-France. J'aurais pu m'impatienter et m'exaspérer. Tout ce temps qui passe, ce temps perdu ! Réfugié dans l'encoignure de l'abri, j'ai lu posément quelques pages de l'opuscule qui voyage souvent dans ma besace. Je me suis senti très vite rasséréné. Cool, comme on dit aujourd'hui bêtement ? Je préfère le qualificatif qu'affectionnaient nos Anciens : équanime.


« Ne vas pas croire que des cheveux blancs et des rides prouvent qu'un homme a longtemps vécu : il n'a pas longtemps vécu, il a longtemps été. Quoi, diras-tu qu'un homme a longtemps navigué parce qu'une violente tempête l'a surpris à la sortie du port, l'a porté ça et là dans la tourmente furieuse de vents différents et promené en cercle sur la même étendue de la mer ? Il n'a pas beaucoup navigué : il a seulement été beaucoup balloté.

Je m'étonne toujours quand je vois des gens demander aux autres de leur donner de leur temps, et ceux qui sont sollicités l'accorder si aisément ; tous deux considèrent la raison pour laquelle ce temps est demandé, mais le temps lui-même, ni l'un ni l'autre. C'est comme si ce qu'on demandait n'était rien et ce qu'on donne rien non plus. On joue avec la chose la plus précieuse qui soit. Mais on n'en a pas conscience parce qu'elle est immatérielle ; parce qu'elle ne tombe pas sous le regard, on l'estime très basse, et même on ne lui accorde pour ainsi dire aucun prix. Les hommes reçoivent avec avidité des pensions, des allocations et leur consacrent leur peine, leur application, leurs soins ; mais personne n'estime le temps. On en use sans réserve comme s'il ne coûtait rien. Et pourtant, ces mêmes gens, vois-les, s'ils sont malades, si le danger d'une issue fatale se rapproche, vois-les aux genoux des médecins ; s'ils redoutent la peine capitale, vois-les tout prêts à dépenser tout leur avoir pour vivre ! Tant les passions en eux sont discordantes ! Si l'on pouvait montrer à chacun le nombre des années passées et celui des années qui lui restent à vivre, comme ils trembleraient, comme ils en seraient économes, ceux qui verraient combien il leur en reste peu ! Seulement, s'il est facile de ménager ce qui est réduit mais certain, on doit préserver encore plus soigneusement ce qui nous fera défaut à l'improviste.

Pourquoi, si sûr de toi et insoucieux de la fuite si rapide du temps, étends-tu devant toi, suivant ce que te dicte ton avidité, une longue enfilade de mois et d'années ? C'est de ce jour-ci qu'il s'agit, de ce jour en train de fuir. Car est-il douteux en effet que le meilleur de leurs jours prenne la fuite le premier pour les tristes mortels – tristes, parce qu'absorbés ? Leur esprit est encore dans l'enfance quand la vieillesse les accable, car ils n'ont rien prévu. Ils y sont tombés brusquement, sans être sur leurs gardes ; ils ne la sentaient pas qui, quotidiennement, approchait. De même qu'une conversation, une lecture, quelque intense méditation trompent le voyageur et qu'il arrive avant de s'être rendu compte que le terme du voyage, continuel et si rapide, que nous faisons du même pas éveillés ou endormis, ne devient perceptible à l'homme absorbé que lorsqu'il s'achève.

Le plus grand obstacle à la vie est l'attente, qui espère demain et néglige aujourd'hui. C'est de ce qui est entre les mains de la fortune que tu veux disposer, alors que tu lâches ce qui est entre les tiennes. Où regardes-tu ? Vers quel lointain vont tes pensées ? Tout ce qui est censé arriver relève de l'incertain : vis tout de suite. »

Sénèque, La brièveté de la vie, Arléa, 1997.


Post scriptum

À propos du temps qui s'enfuit chaque jour – qu'il ne faut pas dilapider en veillant à ne l'accorder qu'aux meilleurs – j'aime beaucoup cette définition de l'amitié : « L'amitié, c'est le don de son temps. » (Heidegger)

Plus loin encore, Sénèque estime que les Sages (pour lui Zénon, Pythagore, Démocrite… à nous d'actualiser la liste de nos auteurs-phares, poètes ou philosophes) font partie du premier cercle, non des riches donateurs de l'UMP, mais des amis véritables dont l'Art de vivre est le seul trésor : « Parmi eux, nul ne te forcera mais tous t'apprendront à mourir. Parmi eux, aucun ne dilapide tes années mais tous t'apportent les leurs. Avec eux, un entretien ne présentera jamais aucun danger, aucune amitié ne sera funeste, ni aucun hommage coûteux. »