Le week-end dernier, j'ai fait beaucoup d'efforts pour tenter de m'aligner sur le goût commun et me prouver que je reste quelqu'un d'ouvert et de tolérant, en tout cas curieux. Après Puccini samedi soir sur Arte, la coupe du monde de football dimanche sur TF1. Double test d'adaptabilité et de sociabilité. Car je me disais : ce n'est pas possible que tu passes à côté du nec plus ultra (l'Opéra est à la bourgeoisie internationale ce que le Foot est au populo planétaire), que tu ne te passionnes pas voire que tu dénigres ce qui enthousiasme le monde entier à grand renfort de trompettes en plastoc et de divas au gosier de rossignol.

J'avoue que ma disponibilité et ma bonne volonté ont vite été prises à défaut et mal récompensées. Décidément, mis à part Carmen, La flûte enchantée et Callas exclusivement en extraits (à cause de mon vitrage Securit peu fiable), l'opéra est un genre musical qui me consterne et m'insupporte au moins autant que le rap… et le foot ! Samedi soir, j'ai pourtant tenté de me captiver pour le programme d'ARTE diffusant Tosca mise en scène par Luc Bondy en direct du Festival de Munich. Disons que j'ai tenu une petite demi-heure et face à l'écran, faisant office de loupe, je me disais, entre rasades et rigolades : comme c'est outré ! comme c'est bourré de trucs et de tics ! que ça sonne faux ! comme tout cela se donne à voir et à entendre dans une sorte de pléonasme scénographique, un étalage absolument désuet et grotesque en ce début de XXIème siècle.



Les connaisseurs vont se récrier : mais comment !!! La musique fut sublime et la performance vocale étourdissante. Ah bon ? Mais les contre-uts, je me les fourre où je pense ! J'aime la musique pour l'harmonie et l'émotion, toutes deux pudiques et nuancées, l'essence nue de l'art d'Euterpe qui n'a rien à voir avec le cirque. Pourquoi donc accommoder les notes de cette manière-là ? Les travestir sous des oripeaux ? Les asservir à des livrets débiles ? Si ces messieurs-dames veulent pousser la chansonnette, qu'ils interprètent des lieder (quoique, dirait Barthes cf. infra), à la rigueur des oratorios, mais qu'ils effacent leur rimmel et désertent les planches Quand, en plus, la signora Tosca ressemble à une vendeuse de rascasses, la taille épaisse et l'œil furibard, les scènes de passion du 1er acte sont, plus qu'invraisemblables, incongrues et franchement obscènes : et je te culbute la dame sur un tréteau (entre deux roucoulades), et je tâte son gras mollet en poussant un vibrato censé exprimer une passion torrrrrrrrrride ! Quant à l'odieux Scarpia, outre son crâne rasé à la Yul Brunner, il avait évidemment le rictus du rôle et la lippe libidineuse. Pitié pour les méchants ! Pitié pour l'amour travesti ! Pitié pour la musique abâtardie !

Et puis, entre nous, ces histoires de passion, de jalousie, d'amantes en mantilles venant dorloter au fond d'une chapelle leur hypocrite culpabilité à coups de larmes et d'éventail (opportunément oublié pour faire rebondir l'action)… Bon, au temps de Puccini ou de Verdi, dans l'Italie extravertie et théâtrale, passe encore, le Romantisme avait encore quelques beaux jours devant lui et il fallait bien que le Bourgeois s'encanaille tout en payant très cher sa loge dorée et la sublimation par l'Art de ses propres tares scénographiées. Mais en 2010 ! Rions et fuyons.



Et réfléchissons : après avoir tourné le bouton de la télé, j'ai décidé de me venger intelligemment de ce Grand Guignol musical forcément génial - dans une mise en scène, ma chère, qui fit scandale au Met l'automne dernier, oui, oui, j'y étais, sublime ce Bondy, et quelle liberté dans sa mise en scène, quelle créativité ! Je me suis donc replongé dans les Mythologies de Barthes. Je sais, je sais, ce qu'il dit du baryton Gérard Souzay est en partie injuste. Il n'empêche, ses propos n'ont pas vieilli et s'appliquent tout aussi bien selon moi à l'opéra et à sa représentation, quelles que soient les mises en scènes, que ce soit à la téloche ou sur écran géant : on est ici au cœur de l'art vocal bourgeois et de son imposture bouffie.

« L'art bourgeois est essentiellement signalétique, il n'a de cesse d'imposer non l'émotion, mais les signes de l'émotion. (…) Malheureusement ce pléonasme d'intentions étouffe et le mot et la musique, et principalement leur jonction, qui est l'objet même de l'art vocal. Il en est de la musique comme des autres arts, y compris la littérature : la forme la plus haute de l'expression artistique est du côté de la littéralité, c'est-à-dire en définitive d'une certaine algèbre : il faut que toute forme tende à l'abstraction, ce qui, on le sait, n'est nullement contraire à la sensualité. Et c'est précisément ce que l'art bourgeois refuse : il veut toujours prendre ses consommateurs pour des naïfs à qui il faut mâcher le travail et surindiquer l'intention, de peur qu'elle ne soit suffisamment saisie (mais l'art est aussi une ambigüité, il contredit toujours, en un sens, son propre message, et singulièrement la musique, qui n'est jamais, à la lettre, ni triste ni gaie). Souligner le mot par le relief abusif de sa phonétique, vouloir que la gutturale du mot « creuse » soit la pioche qui entame la terre, et la dentale de « sein » la douceur qui pénètre, c'est pratiquer une littéralité d'intention, non de description, c'est établir des correspondances abusives.

Cette sorte de pointillisme phonétique, qui donne à chaque lettre une importance incongrue, touche parfois à l'absurde : c'est une solennité bouffonne que celle qui tient au redoublement des n de solennel, et c'est un bonheur un peu écœurant que celui qui nous est signifié par cette emphase initiale qui expulse le bonheur de la bouche comme un noyau. (…) Il semble que l'on touche ici à une difficulté majeure de l'exécution musicale : faire surgir la nuance d'une zone interne de la musique et, à aucun prix, ne l'imposer de l'extérieur comme un signe purement intellectif : il y a une vérité sensuelle de la musique, vérité suffisante, qui ne souffre pas la gêne d'une expression. »
(Roland Barthes, Mythologies, Seuil Points, pages 168-170).

Avant de passer à la suite de ma démonstration - histoire d'exercer tes zygomatiques et de faire jouir tes esgourdes - je te recommande ma version préférée de Tosca avec la mignonne Ofelia Hristova et son réticule en plumes d'autruche noires. Great ! Bravissima !! Felicitaciones !!!



Suite et fin de ma diatribe iconoclaste. Second test d'adaptabilité après le sublime opéra : le foot. Car Bellinus, quoique tu penses, le football, c'est génial, non ? et forcément in-con-tour-na-ble. Ne prédisait-on pas pour ce 11 juillet au soir le choc des Titans et un summum de démonstration stylistique ? Providentielle occasion de me mettre enfin au football, disons d'essayer d'y comprendre quelque chose (quid du tiki-taki ?) à défaut de goûter et de m'émouvoir.

Donc, pour me convaincre, un verre de panaché à la main et les orteils en éventail, je me suis installé sur le canapé en face de la bruyante lucarne dans laquelle le spectacle m'est très vite apparu… euh, très quelconque, disons ennuyeux, répétitif, aussi surfait que Tosca et tout aussi déconcertant : une baballe traverse un grand pré fauché d'abord d'un côté… puis de l'autre… de petits hommes orange poursuivent d'autres bonshommes en bleu… parfois ils se cognent avec fureur, ont l'air de se faire très mal mais c'est souvent pour du beurre… c'est alors qu'une sorte de grand manitou en noir très énervé sort de sa poche des images jaunes qu'il brandit puis offre… de nouveau la baballe à droite du terrain… puis à gauche… la foule trépigne et une nuée de frelons s'abat sur les tribunes transformées en ruche… le ballon, lui, n'en fait qu'à sa baudruche et s'obstine à ne jamais pénétrer dans les cages à cause d'un escogriffe en vert bondissant comme un beau diable sur ressorts et défendant mordicus son pré carré (gazon importé d'Irlande, précise le commentateur de TF1 qui est un fin connaisseur). Bon, à la fin de la deuxième mi-temps - 0 partout avant les prolongations - dépérissant d'ennui et de dépit, j'ai déserté définitivement TF1 pour retrouver Arte (j'y avais déjà fait quelques incursions). Là, faute de mieux, j'ai fait les doux yeux à la reine Victoria – je veux dire au prince consort, le sémillant et si dévoué Albert, prince de Saxe-Cobourg-Gotha, très très mignon avec ses rouflaquettes et son œil de braise.

Au fait, il faut in fine que j'en aie tout de même le cœur net car, ayant terminé ma soirée en mal de stimuli avec un porno de derrière les fagots (An American in Prague), je ne sais toujours pas qui a gagné cette fameuse historique inoubliable incommensurable Coupe du Monde de Football 2010 : l'Italie ou bien l'Uruguay ?