Dans les carnets d'un adolescent exalté, mon alter ego, j'ai recueilli pour un de mes ouvrages (Cet été plein de fleurs) le reportage haut en couleurs qui va suivre, un témoignage de première main sur le défilé du 14 juillet 1919. Le moindre détail est inédit et véridique et j'ai vibré au plus haut point en me mettant dans la peau et dans les tripes du jeune Paul de Montclairgeau.

Aujourd'hui, après avoir relu avec émotion cet extrait, il me plaît de dériver de 1919 à 2010… à la même date, au même endroit (que les commentateurs continuent d'appeler stupidement « la plus belle avenue du monde »).

Comme on le lira plus loin, à l'issue de la 1ère guerre mondiale, les Nègres – comme on disait alors avec plus de mépris que de méchanceté – eurent un franc succès à Paris. Ils s'étaient bien battus, étaient morts pour la France sans rechigner et leurs uniformes exotiques avaient une folle allure sous l'Arche majestueuse. Nos braves d'aujourd'hui, « indépendants » depuis 50 ans, reviennent ce 14 juillet – et parmi eux sans doute quelques sbires peu recommandables qui auront bien du mal à être blanchis ! Passons. C'était une idée de Sarko, mi lubie mi idée fixe. Mais ce défilé chamarré (sous la pluie), pour folklorique qu'il soit, a des relents de récupération et de paternalisme postcolonial. La coopération Nord-Sud, l'aide au développement, une politique migratoire digne de ce nom… c'est tout de même autre chose (même avec un Quai d'Orsay affaibli) qu'une parade Bleu-Blanc-Noir. Mais qu'importe, dira-t-on, la foule bon enfant, n'y verra que du feu : aujourd'hui comme hier, non plus en brandissant de petits drapeaux mais des appareils photos, les badauds sont heu-reux et reprennent en chœur : " Vive la France ! Vive l'Afrique ! Vive la France Afrique d'hier et de toujours ! "



Trêve de polémique, retour à la littérature :

« Après la demie de 8 heures, une immense clameur populaire s'élève vers la Porte Maillot. La houle enfle, gronde, déferle sur nous. Les accents de Sambre et Meuse retentissent au milieu des vivats. Les chapeaux sont brandis, les cous s'allongent, les gosses sur les épaules trépignent, ça y est, les voilà ! En tête, chevauchant vers la Porte de gloire, les deux grands maréchaux de la République : Joffre et Foch. Foch est à droite, en uniforme bleu horizon, statue hautaine et marmoréenne. Joffre, dans l'uniforme de 14, se tient sur sa gauche, lourd, l'air bonhomme, inquiet des acclamations plus nourries pour lui que pour l'autre vainqueur. Derrière eux, à une distance respectueuse, tout l'état major interallié monté sur des bêtes superbes. Un intervalle. Un instant de répit puis l'explosion quand de grands diables kakis apparaissent. « Vivent les Américains ! » C'est Pershing, à l'élégance anguleuse, qui ouvre la marche suivi de ses généraux, dignes, raides, impeccables.

(...) « Vivent les poilus ! Vivent les vainqueurs ! » Un seul cri fuse de mille poitrines. Formidable salutation d'un peuple emporté par un élan unanime : Pétain paraît. Claquement des oriflammes tricolores. Des milliers de bras frénétiques se tendent vers eux comme pour les étreindre. Mes yeux clignent et ne peuvent les suivre au-delà de l'Arc mais mon imagination prend le relais : derrière son chef de légende, la troupe glorieuse franchit le grand porche, monte vers l'azur pour embrasser Paris et la France entière. Corps d'armée par corps d'armée, précédés des généraux dont les noms prestigieux volent de bouche en bouche, les petits, les immenses, les glorieux anonymes, tous les poilus bleus de France passent, alertes et souriants, un rien gauches, de même qu'ils marchaient naguère à la mort, sous les drapeaux déchiquetés, aujourd'hui humbles héros nimbés de soleil et d'amour pour leur Patrie.

Étonnante armée française : d'une allure très libre, nos soldats avancent à la fois disciplinés et bon enfant. Ils ont fait leur travail, du bon boulot, puis sont revenus à la maison, à peine changés, forcément changés par la souffrance, mais égaux à eux-mêmes, remplis de la plus paisible équanimité. Des paysans, des ouvriers, des boutiquiers pris à leur travail et rendus à leurs tâches. J'ai vraiment ressenti cette poignante familiarité qui a donné au défilé héroïque son vrai panache : l'Armée française défile et c'est différent ! C'est plus humain.

Ce n'est plus la grâce alerte des Italiens, ni ces lignes architecturales des Américains, ni la gravité aristocratique et quasi religieuse des Britanniques (leurs officiers tenaient leurs épées comme des cierges !). Non, c'est la même et en même temps une autre armée, ceux de chez nous, formidable troupe bleue qui scintille de mille facettes : les Lillois, les Flamands, les Normands de Rouen, les Picards d'Amiens, les Manceaux, ceux d'Orléans et de Blois, les Lorrains des bords de la Meuse, les Tourangeaux et les Vendéens, les Bretons du 10ème corps, les Auvergnats, les gars de Clermont-Ferrand, de bons gars solides et hilares, puis le glorieux 6ème corps avec la non moins fameuse 42ème division, et, enfin, notre 7ème corps, les Francs-Comtois. Mon Jura à l'honneur, en première ligne !

On est las. Les reins font mal. La gorge brûle. Mais on regarde de tous ses yeux pour ne rien oublier. La foule trépigne mais n'a pas encore tout vu : après les soldats bleus, voici qu'apparaissent les soldats kakis de l'armée coloniale. Les spectateurs, pourtant saturés d'émotions, retrouvent alors des forces neuves pour acclamer les chasseurs dont le drapeau est serré dans un filet à mailles, la cravate pesante de décorations, zouaves à fez brun en tête desquels claudique triomphalement un vétéran à barbe blanche et portant la vaste culotte rouge de l'ancienne armée. Quel succès on lui réserve ! Déboulent ensuite, à la même cadence militaire, les Sénégalais d'ébène, les Marocains de bronze, tirailleurs et spahis, les fiers Goumiers en gandouras écarlates et burnous de neige, hiératiques sur les selles d'or de leurs chevaux caparaçonnés, costumes rutilants d'un autre âge, évocateurs de l'épopée africaine aux couleurs de savanes et aux glapissements de nouba ! Est-ce que je rêve ? N'est-ce pas la terre entière qui défile à Paris en l'honneur de la Paix ?

(...) Et maintenant, c'est fini ! Les piquets de dragons ne peuvent empêcher la foule d'envahir la place de l'Etoile où l'on ne voit bientôt plus qu'un gigantesque remous produit par des milliers d'humains, dont la plupart remportent à bout de bras au-dessus de leurs têtes, des milliers d'échelles. De tous côtés fuse La Madelon de la Victoire. Une extraordinaire émotion vibre dans l'air. Le soleil est à son zénith. J'ai l'âme en fête, le cœur exalté, le corps emporté tel un fétu dans la marée humaine. Je sais que la France vient de vivre une heure historique, éternelle. Et moi, au sein de ce peuple exalté, je me suis senti à 19 ans immense et invincible ! »



Méditant cette longue page dans son intégralité, je m'interroge sur notre aujourd'hui : quelle fête nationale ? Quelle armée française ? Quelle jeunesse ? Quels idéaux ? Quelle cohésion ? Quelle Patrie ?




Et aussi : quelle Afrique suffisamment forte et indépendante pour « entrer dans l'Histoire » !