J'ai participé dimanche après-midi à un mini-salon du livre dans le cadre de la 30ème Assemblée Générale de l'ADMD dont je suis désormais un adhérent fervent. Nous étions 7 ou 8 auteurs. Comme d'habitude, concernant mes ventes, je m'attendais au pire et le meilleur fut atteint : je n'ai vendu en tout et pour tout qu'un seul opus !!! Comme j'ai échangé amicalement un de mes livres avec celui d'un vieil écrivain – histoire de rendre hommage à l'inoxydable utopie mondiale et agnostique du Dr Jean Guilhot – et que j'ai acheté de surcroît, pour l'offrir à quelqu'un de cher, l'un des succès de Benoîte Groult (qui n'avait pas cru utile de faire le déplacement), le décompte est vite fait. Bingo !

Ce qui est le plus difficile à traduire ici, à faire comprendre à quiconque, c'est que cet exploit qui crève le plafond de la bouffonnerie littéraire, loin de m'abattre ou, pire, de m'aigrir, m'enivre d'une sorte de liesse iconoclaste. Oui, je l'affirme, je l'atteste : pour qui savoure l'autodérision, il y a une vraie jubilation dans l'échec patent. Et nul ne peut le comprendre mis à part Cioran qui a écrit le bréviaire des vaincus et le Livre des leurres. Tous les autres passeront à côté de la plaque, mes ennemis pour ricaner, mes amis pour compatir. C'est cette méprise, en fait, qui me déçoit : que nul ne me croie sincère et subodore du dépit sous l'esbroufe, que nul ne soit en mesure d'apprécier à sa juste valeur l'état d'euphorie amère et franchement rigolarde qui m'étreint à présent tandis qu'à peu près nu dans la touffeur de ma chambrette, de retour à Boulogne-Billancourt, après m'être délesté sous une douche délicieusement fraîche des peaux mortes de ma vanité flapie, je savoure hic et nunc, en tapant joyeusement sur mon clavier, mon Ballantines des jours heureux. Quelle performance ! Quel glorieux auteur que ce Bellinus Minus ! Quelle mise en scène somptueuse, ces soixante livres rutilants alignés à la parade dans l'un des plus beaux salons cramoisis de l'Hôtel Best Western Paris Est ! Il faut ajouter que pour l'occasion, j'étrennais mon superbe costume en lin made in Italy acheté pour une poignée de dirhams dans l'hypermarket de Fujairah. Une rare élégance pour notre Prince des Belles Lettres ! D'ailleurs, l'état calamiteux des transactions ne m'empêcha nullement de parader, de sourire aux vieilles dames intimidées ou chancelantes, de raconter encore et encore l'histoire du vieux Julius et de son sémillant ange gardien. « Ce n'est pas un roman, Mesdames, en fait, plutôt une auto fiction d'anticipation… le vieux fou que je risque de devenir dans 15 ans si je n'y prends pas garde… et la fin du roman, c'est précisément la description de la fin dont je rêve. La belle mort, quoi ! » Elles buvaient mes paroles, soupesaient l'ouvrage puis, au moment de sortir leur porte-monnaie, filaient discrètement vers le prochain étal en affectant un air de méditation profonde. Quel bon goût ont ces dames d'éviter le pire de l'édition et de garder leurs précieux écus pour de vrais beaux grands livres qui parlent d'Amour et finissent bien !

Retour à Cioran pour conclure : « Celui à qui tout réussit est nécessairement superficiel. L'échec est la version moderne du néant. Toute ma vie j'ai été fasciné par l'échec. Un minimum de déséquilibre s'impose. À l'être parfaitement sain psychiquement et physiquement manque un savoir essentiel. » Avec Emil et sa folle sapience, je me sens en très bonne compagnie, moi qui ai avoué dans mes Aphorismes, à la lettre B comme Best-seller : « Je ne me fais éditer que pour le plaisir égoïste de collectionner mes œuvres. Plus les lecteurs sont rares et chiches mes droits d'auteur, plus l'opus m'apparaît précieux. »

Donc un unique lecteur et pour finir un aveu de faiblesse, un seul, pour être ici sincère à 200 % : un bouquin invendu, fût-il précieux, lorsqu'il est multiplié par 60 au bout des bras, ça pèse rudement lourd dans les interminables couloirs du métro ! Pourtant, s'il n'y avait pas eu la peine et la suée, les muscles raidis et les paumes endolories, l'interminable et infructueuse station debout derrière le pompeux maître-autel recouvert de ruines, s'il n'y avait pas eu les vains sourires enjôleurs et les belles paroles résonnant dans le vide de l'indifférence polie et asséchant le gosier d'un bonimenteur plus fervent et exalté qu'au matin de sa Première Communion, bref, si le parfum de la défaite n'avait pas été à ce point capiteux, mon scotch ce soir eût-il été à ce point délectable et réconfortant ? TCHIN et vive la Littérature !


Extrait de « Sauve qui peut » SEMPE, Denoël, 1971

Légende : - J'aurais aimé que tu soies quand je t'ai rencontré un artiste pauvre et malade. Je t'aurais soigné. Je t'aurais aidé de toutes mes forces. Nous aurions eu des périodes de découragement, mais aussi des moments de joie intense. Je t'aurais évité, dans la mesure de mes possibilités, tous les mille et un tracas de la vie afin que tu te consacres à ton Art. Et puis, petit à petit, ton talent se serait affirmé. Tu serais devenu un grand artiste admiré et adulé, et, un jour, tu m'aurais quittée pour une femme plus belle et plus jeune. C'est ça que je ne te pardonne pas !