Pierre Loti quitte avec regret la blanche cité et son Iman-Sultan si accueillant. C'est cette nostalgie que j'ai éprouvée samedi après-midi au moment de quitter cette contrée à la fois si austère et si languide, « la vieille Arabie que j'adore, et où je suis chaque fois grisé de revenir, sans avoir jamais su comprendre au juste par quel charme elle me tient, ni exprimer sa fascination triste… »

« Vers la fin du jour, je me retrouvai sur le bateau qui allait m'emporter au fond du golfe Persique. C'était l'instant où la ville couleur de neige commençait à bleuir au déclin du soleil, sous son linceul de chaux, tandis qu'alentour le chaos des pierres se teintait comme du cuivre. Aucun bruit n'arrivait à nous de ces maisons fermées, devenues pâlement bleues, qui se recueillaient plus profondément dans leur mystère à l'approche du soir. Seuls, les oiseaux de mer s'agitaient, tourbillonnaient en nuée au-dessus de nos têtes, avec des cris, goélands et aigles pêcheurs ; il n'y avait qu'eux de vivants, car les barques mêmes demeuraient engourdies de chaleur et de sommeil, posées sur l'eau tiède comme des choses mortes.

Avec un peu de mélancolie, je regardais Mascate, où j'avais refusé de rester… Les villes ignorées des oasis, les fantasias des tribus nomades, je venais de repousser l'occasion unique de voir tout cela… Peut-être accordais-je aussi un petit regret au beau cheval noir, que j'aurais eu plaisir à ramener dans mon pays, en souvenir du donateur.

On levait l'ancre. Alors une barque, qui se hâtait venant du rivage, à la dernière minute m'apporta de la part du Sultan deux précieux cadeaux : un poignard à fourreau d'argent, qui avait été le sien, et un sabre courbe, à poignée d'or.

Au crépuscule, disparut l'Arabie.




A mesure que nous nous enfoncions vers le large, l'air perdait sa légèreté impondérable et sa transparence ; il s'épaississait de vapeur d'eau, et bientôt la lune se leva funèbre, énorme et confuse, parmi des cernes jaunes. Nous retrouvâmes la mauvaise et lourde humidité chaude. Et l'horizon trouble, les grisailles de la mer sans contours, firent plus étrangement éclatantes par contraste ces images de la journée qui restaient encore si vives dans notre mémoire.

L'Arabie et le désert saharien sont vraiment les régions de la grande splendeur terrestre ; nulle part au monde, il ne se joue des fantasmagories de rayons comme là, sur le silence du sable et des pierres…Cette ville, à peine entrevue aujourd'hui, laissait dans mes yeux comme une traînée de couleur et de lumière, tandis que je m'éloignais maintenant sous l'épaisseur du ciel sans étoiles. Je repensais aussi à l'accueil du Sultan, qui était pour attester combien, par tradition, par souvenir, on aime encore la France dans ce pays de Mascate où nos navires, hélas ! ne vont plus.Et cet accueil, j'ai voulu le faire connaître, voilà tout… »


In La Revue des Deux Mondes du 15 mars 1902. Pierre LOTI, Nouvelles et Récits, Omnibus, 2000.


L'actuel sultan d'Oman