Je suis sorti des Souffrances de Job à la fois sonné et ébloui. Sonné comme on descend d'un ring. Ebloui comme on émerge d'une extase. Un peu comme le prophète Ezéchiel qui, au sortir de sa vision, s'en retourna hébété, nous dit la Bible, « amer, l'esprit fiévreux, la main de l'Eternel pesant sur lui ». Plus prosaïquement : ben ça alors !



Moi qui ne vais que très rarement au théâtre (parce que, rien à faire, je ne « marche » pas !), j'ai enfin découvert samedi dernier à l'Odéon le genre de cérémonial total, à la fois sublime et complètement hot qui m'anéantit et me comble. En fait qui me convient et m'atteint. Coup de tonnerre. Coup de grisou. Mais pourquoi ?

Parce que, je pense, cette dramaturgie lyrique et bouffonne associe tous les contraires, les malaxe, les exhibe, les fouaille pour en extirper l'essentiel questionnement : pourquoi l'homme ? À quoi bon vivre ? A-t-on mérité de tant souffrir pour crever comme un chien galeux ? Donc, c'est profondément – en profondeur – humain et ce « spectacle » individuellement incarné et démultiplié avec frénésie par toute la troupe ressemble en cela à chaque spectateur perplexe (et torturé par ses questions sans réponses), le rassemble aussi, le coince dans son fauteuil sans possibilité de s'échapper, à peine de respirer (parfois grâce au rire). À la fois trou de serrure impudique et miroir grossissant des Barnum qui transforment les Princes Charmants en culs de jatte braillards !

Ici, sans répit pendant près de 2 heures, tout s'enchevêtre et s'interpénètre : le mental et le charnel, le tragique et le burlesque, le biblique et le laïc, le métaphysique et le politique, l'obscène et le spirituel, bref indissociablement ange et bête. Fin des apparences et des subterfuges : on est au cœur des vraies questions. L'ex-croyant est à poil, au pied du mur ; le roi est en uniforme et sa victime sodomisée par la raison d'Etat pour le plus grands plaisir des voyeurs et des putes rameutés pour le show du siècle. Une radicalité à l'image de la nudité intégrale de Job (qui s'impose ici, s'agissant de la déchéance de l'homme-ver de terre dépouillé et mis à l'épreuve).

Ainsi, le texte sans concessions de Hanokn Levin et la mise en chair de Laurent Brethome explicitent tout, sans pudeur ni faux fuyant, absolument tout – mais sans rien résoudre Dieu merci ! – tout jusqu'à la moelle, jusqu'à l'âme fissurée, jusqu'aux éclaboussures multicolores qui maculent autant qu'elles soulignent les corps meurtris – métaphore du sang, sperme, morve, larmes... toutes ces humeurs fumantes de poussière qui signent en la bariolant notre cocasse et humaine condition. Fascinant exode, depuis la table du banquet, où le plastic stéréotypé et démultiplié du capitalisme remplace le cristal et tient lieu de convivialité, table immense barrant toute la scène et recouverte d'un suaire à la blancheur improbable. Jusqu'au fondement supplicié impitoyablement sondé, transpercé, traversé jusqu'à la gorge, jusqu'à l'asphyxie et la vaine apostasie. Nul salut possible. Nada. The end.

Car plus qu'un instrument de supplice trivial – en fait l'insondable scandale du Mal et de la souffrance – ce pal omniprésent dans la dernière partie de la pièce, exhibé comme une effigie ou un Pantocrator dérisoire et indécent, fonctionne comme un symbole transcendantal, sous la forme de totem christophore qui relie verticalement la terre et le ciel – à travers les viscères déchirées de l'homme-animal et ses piteux hoquets de pantin désarticulé balbutiant en vain “ papa ”, “ papa ”… Au-dessus de notre terre jonchée de stupre et de vomi, un ciel bâché de noir, désespérément vide, éternellement muet, froid et lisse comme une tombe sans fin. Dieu est mort. Que sa créature se démerde. Et que les plus forts triomphent ! Un ciel-poubelle au-dessus d'une terre maculée. Une Terre Promise définitivement compromise. Car Dieu est un Père impuissant et son prétendu fils pas même un Innocent sacrifié, juste un cinglé.

En voyant érigé sur scène ce pal-gibet démesuré et triomphant, j'ai songé à cette phrase de l'Homme-Dieu : « De là où je serai, j'attirerai tout à moi. » C'est raté. Pas d'universelle aimantation, mais le triomphe de la dérision dans des râles d'agonie. Car contrairement à la Révélation (qui aveugle plus qu'elle ne console, ainsi l'arrivée en fanfares du Dieu-Tyran, grand moment proprement éblouissant et insupportable pour nos pupilles éblouies !) - et sauf peut-être dans la cantilène fraternelle murmurée dans la toute dernière scène de cette pièce coup de poing -, on est ici au ras du sol, dans la fange, dans les larmes, avec bien peu de lumière, si peu d'espoir et de tendresse humaine. Quand frappe le malheur, quand Dieu se venge de sa créature trop crédule, l'homme devient loup pour l'homme. Il hurle et massacre. Et les arguties théologiques s'éteignent tout comme les pieuses consolations. Car, selon Levin - et quoi qu'en dise la Bible (et son improbable happy-end) - l'amour est voué au deuil et la vieille amitié sera bafouée et trahie. Au temps du malheur, la foi se fait apostasie : les malheureux bipèdes doivent en priorité sauver leur peau, non ?

Alors, effaré, on se dit : c'est donc ça, un homme ?! Tout ça et rien que ça : une existence larvaire vue des étoiles, l'impasse d'une paternité décapitée et la cruauté bouffonne des règles sociales et impériales que cautionne et sacralise toute Religion ! Ce n'est donc que ça – tout ça ! – l'imposture d'un Bon Dieu, tyrannique, sadique et qui sait peut-être encore salvifique ? On peut rêver… Mais pas ce soir-là (26 juin 2010) sur la scène de l'Odéon : nulle échappée, nulle consolation. Même si chacun, sans oser se l'avouer, (et c'est pour cela que plus d'un spectateur a dû s'en retourner pensif), chacun se prend encore à chercher une faille, à débusquer un rai de lumière, à décrypter une amorce de sens qu'on n'ose même plus appeler Espérance. Car l'homme, depuis toujours et sans doute pour toujours, n'est qu'un fumier où croupissent tous les Job galeux d'hier et d'aujourd'hui, rien qu'ordure, sable mouvant, vessie de vanité, juste un cul transpercé. L'Homme, le trou du cul de l'Univers ! Mais peut-on, doit-on s'y résigner ? En tout cas, un tel désespoir est à la fois dérisoire et grandiose, crisis et catharsis. C'est pour cela qu'à la fin, applaudissant à m'en brûler les paumes, j'avais inconsciemment envie ou besoin d'étouffer des sanglots de rage. Peut-être de hurler à mon tour, à la fois résigné et révolté. En tout cas embarqué moi aussi dans cette galère percée, dans ce Grand Magic Circus de l'Absurde. Ne serait-ce pas là la magie du théâtre, sa sacralité, telle qu'elle m'a été enfin restituée ? Disons d'une forme de théâtre exigeant qui relie à l'Antique, renoue avec le proscenium de toujours en décryptant notre présent (les noces obscènes et souvent encore sanglante entre les sociétés et les religions).

Mais que serait tout cela, cette émotion, cette commotion, cette violente et salutaire provocation (du moins telles que moi, je les ai éprouvées et approuvées) sans l'immense talent d'une jeune troupe montée de province et à qui la capitale a donné sa chance dans le cadre d'Impatience, festival de jeunes compagnies organisé par l'Odéon ? « Théâtre émergent », talent dérangeant ! Il explose physiquement sur scène : chacune et chacun se donne, s'abandonne, se met en danger. Chaque corps se fait cri. Je l'ai réellement senti et quasiment palpé, étant placé au centre du premier rang, ressentant plusieurs fois comme une onde de choc (lorsque les balayeurs vident rageusement le sol d'une centaine de bouteilles en plastoc giclant jusqu'à mes pieds !) Devant la mise à nu et la mise à mort, place nette et sauve qui peut général !

Mais que demeurent saufs l'inspiration et le professionnalisme de la Compagnie Le menteur volontaire dont chaque comédien doit ici être nommé et ovationné : Thomas Blanchard, Antoine Herniotte, François Jaulin, Denis Lejeune, Hélène Marchand, Céline Milliat-Baumgartner, Geoffroy Pouchot-Rouge-Blanc, Anne Rauturier, Yaacov Salah et Philippe Sire. Sans oublier les décors et la régie de Gabriel Burnod, les lumières de David Debrinay, les costumes de Steen Halbro, la musique de Sébastien Jaudo, et aussi Jacqueline Carnaud & Laurence Sendrowicz (traduction), Carole Melzac (stagiaire de la mise en scène), Daniel Hanivel (conseiller dramaturgique), Rosemonde Arrambourg (assistante lumières), Antoine Herniotte (paysage sonore), Yan Raballand (conseiller chorégraphique), Gérard Llabres (construction décors et régie générale)… et mon vieux pote Jean-Sébastien Bach convoqué lui-aussi pour cette Passion hautement sacrilège !

Un ultime mot pouvant, après un tel « spectacle », renvoyer et acculer chacun à ses options et à ses contradictions (un peu aussi à ses propres solutions plus ou moins bricolées !) – cette phrase de Kafka qui sert d'épigraphe au site de la Compagnie [http://lementeurvolontaire.com/] :

« À partir d'un certain point, il n'y plus de retour, c'est ce point qu'il faut atteindre. »

Bonne chance à tous les humains qui, avec ou sans divinité tutélaire, en tout cas sans filet de protection ni assurance Vie Eternelle, tentent la tragicomédie de la Vie !




Une notice de Wikipédia, l'encyclopédie libre.

Hanokh Levin (orthographe de sa traduction française) est un dramaturge israélien, né dans la banlieue de Tel-Aviv sur la terre de Palestine, le 18 décembre 1943. Il meurt prématurément à l'âge de 55 ans des suites d'un cancer des os le 18 août 1999 sur la terre d'Israël. Cette période où bascule le destin de deux peuples, le situe au cœur du conflit qui s'exacerbe au Moyen-Orient, sous ses yeux, dans sa chair, au cœur de la société où il vit, travaille, respire. A propos de son œuvre, Nurit Yaari, professeur à l'université de Tel-Aviv déclare : « L'œuvre théâtrale de Hanokh Levin est imprégnée d'une critique virulente de la réalité politique, sociale et culturelle de l'État d'Israël. Avec une acuité hors du commun, Levin n'a cessé d'interpeller ses concitoyens contre les conséquences nuisibles d'une occupation durable des territoires conquis. »