Il y a quelques jours, je fis une grosse folie : l'achat de l'intégralité des Contes et nouvelles de Guy de Maupassant dans la collection La Pléiade. Et pour que mon bonheur fût total, dans la foulée ce matin-là, d'un clic sur mon clavier j'ai commandé le même chef d'œuvre pour ma meilleure amie.

C'est bête à dire : je découvre sur le tard cet auteur qui m'enthousiasme et littéralement me possède. Au lever, après une douche délicieuse, après avoir débranché radio et ordinateur, j'ai dégusté à la suite deux courts récits : « Confessions d'une femme » et « Clair de lune ». J'étais tellement pris et séduit par ces 9 pages, habité par la sentimentalité fiévreuse de mes deux héroïnes, révolté par leurs maris si lourds et si grossiers – quoique conjugalement irréprochables – que j'en avais la chair de poule et les larmes aux yeux et tout secoué par l'enthousiasme : l'âme humaine, c'est le plus fantastique continent, à explorer sans cesse et en tous sens ! Et mon meilleur guide : la sensibilité d'un très grand écrivain, son sens du récit, sa sensualité discrète, la magie de son style impeccable. Pas de laïus, pas un pavé de 1000 pages, pas un traité psychologique, encore moins psychanalytique, juste quelques pages où tout s'enchaîne naturellement, où tout est dit sans être grossi sous quelque loupe épaisse, où la nature et la nuit enchanteresses se donnent à voir bien plus fidèlement qu'une image saturée de pixels, où les replis de l'âme apparaissent aussi naturels et palpitants que les nervures d'une chair frémissante.

Et je me suis dit aussi, à peine confus : il a peut-être raison l'Ami, (surtout les soirs de pleine lune qui constituent nos plus fervents rendez-vous !) lorsqu'il moque ma nature « féminoïde » ! Et pourquoi pas ? Car le plus beau sujet, qu'il soit romantique ou tragique, contrarié ou comblé, béni ou trahi, hier et aujourd'hui, et je n'en démords pas, c'est – osons le mot – c'est l'Amour ! Et son plus sûr allié : la lune car, dit ailleurs Maupassant, « L'homme qui aime normalement sous le soleil, adore frénétiquement sous la lune. » Que l'adepte de Phébus se le tienne pour dit !

Donc, dans « Clair de lune », deux sœurs se revoient et se confient l'une à l'autre. Henriette a terriblement vieilli en quelques semaines et, à son retour de Suisse, d'une voix vaincue, s'explique sur sa métamorphose. De quoi, de qui s'agit-il ? Et comment cela a-t-il pu arriver ? Ci-après l'épilogue.



(…)

Depuis un mois que nous voyagions ensemble, mon mari, par son indifférence calme, paralysait mes enthousiasmes, éteignait mes exaltations. Alors que nous descendions les côtes au soleil levant, au galop des quatre chevaux de la diligence, et qu'apercevant, dans la buée transparente du matin, de longues vallées, des bois, des rivières, des villages, je battais des mains, ravie, et que je lui disais : "Comme c'est beau, mon ami, embrasse-moi donc !", il me répondait, avec un sourire bienveillant et froid, en haussant un peu les épaules : "Ce n'est pas une raison pour s'embrasser, parce que le paysage vous plaît."

Et cela me glaçait jusqu'au cœur. Il me semble pourtant que, quand on s'aime, on devrait toujours avoir envie de s'aimer davantage encore devant les spectacles qui vous émeuvent.

Enfin j'avais en moi des bouillonnements de poésie qu'il empêchait de s'épandre. Que te dirai-je ? J'étais à peu près comme une chaudière pleine de vapeur et fermée hermétiquement.

Un soir (nous étions depuis quatre jours dans un hôtel de Fluelen), Robert, un peu souffrant de migraine, monta se coucher tout de suite après dîner, et j'allai me promener toute seule au bord du lac.

Il faisait une nuit de conte de fées. La lune toute ronde s'étalait au milieu du ciel ; les grandes montagnes, avec leurs neiges, semblaient coiffées d'argent, et l'eau, toute moirée, avait de petits frissons luisants. L'air était doux, d'une de ces pénétrantes tiédeurs qui nous rendent molles à défaillir, attendries sans causes. Mais comme l'âme est sensible et vibrante en ces moments-là ! comme elle tressaille vite et ressent avec force !

Je m'assis sur l'herbe et je regardai ce grand lac mélancolique et charmant ; et il se passait en moi une chose étrange : il me venait un insatiable besoin d'amour, une révolte contre la morne platitude de ma vie. Quoi donc, n'irai-je jamais, au bras d'un homme aimé, le long d'une berge baignée de lune ? Ne sentirai-je donc jamais descendre en moi ces baisers profonds, délicieux et affolants qu'on échange dans ces nuits douces que Dieu semble avoir faites pour les tendresses ? Ne serai-je point enlacée fiévreusement par des bras éperdus, dans les ombres claires d'un soir d'été ?

Et je me mis à pleurer comme une folle.

J'entendis du bruit derrière moi. Un homme était debout qui me regardait. Quand je tournai la tête, il me reconnut et s'avança :- Vous pleurez, Madame ?

C'était un jeune avocat, qui voyageait avec sa mère et que nous avions plusieurs fois rencontré. Ses yeux m'avaient souvent suivie.

J'étais tellement bouleversée que je ne sus quoi répondre, quoi penser. Je me levai et je me dis souffrante.

Il se mit à marcher près de moi, d'une façon naturelle et respectueuse, et me parla de notre voyage. Tout ce que j'avais ressenti, il le traduisait ; tout ce qui me faisait frissonner, il le comprenait comme moi, mieux que moi. Et soudain il me dit des vers, des vers de Musset. Je suffoquais, saisie d'une émotion intraduisible. Il me semblait que les montagnes elles-mêmes, le lac, le clair de lune, chantaient des choses ineffablement douces...

Et cela se fit je ne sais comment, je ne sais pourquoi, dans une sorte d'hallucination...

Quant à lui..., je ne l'ai revu que le lendemain, au moment du départ.
Il m'a donné sa carte !...

***

Et Mme Létoré, défaillant dans les bras de sa sœur, poussait des gémissements, presque des cris.

Alors, Mme Roubère, recueillie, grave, prononça tout doucement :

- Vois-tu, grande sœur, bien souvent ce n'est pas un homme que nous aimons, mais l'amour. Et ce soir-là, c'est le clair de lune qui fut ton amant vrai.


[1er juillet 1882 in Le Gaulois avant d'être recueilli dans Le Père Milon (1899).]