Je viens de terminer un livre fort et dérangeant : « Tous les enfants sauf un » de Philippe Forest (Gallimard). L'auteur, qui a connu le malheur de perdre sa petite fille atteinte d'un cancer, a d'abord retranscrit son drame sous la forme d'un roman (L'enfant éternel, « L'infini », Gallimard, 1997). Il y revient aujourd'hui, encore et encore, dans un essai où il passe en revue, d'une plume précise et implacable, sans le moindre pathos, tous les thèmes liés à son drame personnel : les mythologies mensongères, la sentimentalité carnassière et impudique, le deuil (l'imbécile et impossible ‘travail de deuil' dont on nous rebat sans cesse les oreilles), la mélancolie hospitalière, la possible utilité des rites et des religions… Forest stigmatise aussi l'écœurante et hypocrite société qui est la nôtre, compassionnelle autant qu'intrusive qui, de Téléthon en cellules d'aide psychologique, « se refait une réalité là où ça saigne ». Extrait ci-dessous sur ce Nouvel Ordre Victimal.



« La sentimentalité est l'inverse de la pitié – au sens que Rousseau donne à ce mot – tout comme la charité qui l'accompagne est le contraire de la justice. Elle en simule la forme pour en usurper la place, et en renverser le sens. L'identification à la personne souffrante permet de jouir virtuellement d'elle et de soi-même en s'imaginant livré au même impossible : tout le sublime de la douleur et de la compassion se trouve ainsi disponible. Mais, comme l'expérience du malade n'est vécue que par procuration et qu'elle se trouve vidée de sa signification profonde, la sentimentalité, sous couvert de sympathie vraie, verse le néant de la douleur au sein du discours positif qui en assure l'évacuation.

Il y a une grande « sentimentalité » dont les enfants malades et leurs parents sont aujourd'hui l'objet. Elle les fait doublement victimes : d'abord de la souffrance qu'ils subissent, ensuite de l'arraisonnement spectaculaire dont ils deviennent la proie. Tous ils suscitent la terreur et la pitié, comme le veut la vieille mécanique tragique brevetée au temps d'Aristote mais que l'optimisme moderne a adaptée à l'insignifiance d'une vision mélodramatique. De tous, on considère alors qu'il est juste de jouir, faisant de leur malheur le gage d'un plaisir impuni et (presque) gratuit. De ceux que saisit le malheur, il n'est pas excessif de dire qu'ils se trouvent livrés à un grand commerce prostitutionnel dont ils ne recueillent pas même les fruits puisque c'est la société tout entière qui s'institue proxénète dans l'affaire.

Je parle trop abstraitement. Je veux dire que la communauté vient jouir très visiblement du spectacle de la souffrance. L'argent, l'attention, l'audimat sont la monnaie à l'aide de laquelle la société prétend acquitter le droit de transformer la douleur en pur objet de spéculation. On paie pour voir. On règle en bons sentiments ou bien en bel argent. Le citoyen télévisuel acquitte son écot. Il s'imagine acquérir ainsi le droit de jouir de l'émotion que suscite la souffrance mais sans s'acquitter de la dette que cette jouissance suppose – sinon sous la forme impersonnelle d'une obole abandonnée à l'industrie caritative. La grande messe annuelle du Téléthon, l'office hebdomadaire cathodique, l'inénarrable et abjecte comédie que jouent les personnalité les plus dérisoires – mannequins et sportifs – utilisant très cyniquement l'alibi d'une « cause humanitaire » pour en faire l'un des instruments de leur propre promotion participent d'un seul et même phénomène dont personne ne semble avoir assez de mauvais esprit pour dénoncer les implications réelles.

Car, sous prétexte de soulager financièrement la souffrance ou bien de témoigner pour elle, on exhibe le malheur comme on le faisait autrefois dans les cirques ou bien dans les asiles, transformant tous ceux qui souffrent en figurants de leur propre histoire, expropriés de leur vie, contraints à y tenir un rôle que d'autres ont écrit pour eux et où on exige en plus qu'ils fassent bonne figure à la caméra bienfaitrice.

Nous vivons bien sous ce Nouvel ordre Victimal qu'évoque Jean Baudrillard où le monde s'en va « se refaire une réalité là où ça saigne : réalimenter le vivier de la valeur, le vivier référentiel, en faisant appel à ce plus petit commun dénominateur qu'est la misère humaine ». Les victimes des guerres lointaines comme celles de cette autre guerre intérieure qui se livre dans l'enclave de l'hôpital deviennent les objets d'une opération magique par laquelle la société fait mine de retrouver ce « réel » qui lui fait désespérément défaut tout simplement parce qu'elle l'a elle-même liquidé : « Résurrection de l'Autre comme malheur, comme victime, comme alibi – et de nous-mêmes comme consciences malheureuses tirant de ce miroir nécrologique une identité elle-même misérable.

Telle est bien la loi du grand négoce sentimental. »



Emmanuelle Béart avec les travailleurs sans papiers