La neuvième fois où Monsieur de Sainte Colombe sentit près de lui que son épouse était venue le rejoindre, c'était au printemps. C'était lors de la grande persécution de juin 1679. Il avait sorti le vin et le plat de gaufrettes sur la table à musique. Il jouait dans la cabane. Il s'interrompit et lui dit :

« Comment est-il possible que vous veniez ici, après la mort ? Où est ma barque ? Où sont mes larmes quand je vous vois ? N'êtes-vous pas plutôt un songe ? Suis-je un fou ? Je souffre, Madame, de ne pas vous toucher.

- Il n'y a rien, Monsieur, à toucher que du vent. »

Elle parlait lentement comme font les morts.




Quatre ou cinq fois par semaine, c'est notre rendez-vous de “ pianothérapie ”. J'appelle ainsi nos courts duos impromptus - méthode inédite et non brevetée que j'invente au jour le jour. Qu'on se rassure, rien de sectaire ! Juste un moment d'empathie et d'harmonie. Evidemment, il ne s'agit pas de lui apprendre le clavier, encore moins de guérir l'enfant mutique ! Simplement lui offrir dans sa nuit - m'offrir à moi aussi - quelques fragments de clarté.

« Croyez-vous qu'il n'y ait pas de souffrance à être du vent ? Quelquefois ce vent porte jusqu'à nous des bribes de musique. Quelquefois la lumière porte jusqu'à vos regards des morceaux de nos apparences. »

Elle se tut encore. Elle regardait les mains de son mari, qu'il avait posées sur le bois rouge de la viole.

Son cœur battait à rompre par la joie qu'il éprouvait et ses doigts tremblaient.
- Mes mains, disait-il. Vous parlez de mes mains !



Sitôt arrivé, après que le bambin a saisi ma main pour me conduire jusqu'à l'objet de tous les émois (un monstrueux piano à queue), je le pose sur mes genoux. Le réflexe a vite été acquis : il place aussitôt ses mains sur les miennes, s'embarquant pour un voyage non-stop au gré de mes improvisations.
Je maintiens son index pour qu'il joue la mélodie. Sur l'ivoire, quels beaux paysages nous parcourons ensemble ! Quand, par de lourds accords plaqués, ma main gauche scande la marche des éléphants, l'enfant tremble entre mes bras. Mais c'est pour du beurre ! Puis, “ dans la forêt lointaine... ” en fredonnant nous nous baladons et nous nous répondons en écho du haut de notre grand chêne “ Coucou ! ... Coucou ! ”... le jeune hibou et le vieux duc.


Monsieur Marais inclina la tête. Monsieur de Sainte Colombe toussa et dit qu'il désirait parler.

« Cela est difficile, Monsieur. La musique est simplement là pour parler de ce dont la parole ne peut parler. En ce sens, elle n'est pas tout à fait humaine. Alors vous avez découvert qu'elle n'est pas pour le roi ?

- J'ai découvert qu'elle était pour Dieu.
- Et vous vous êtes trompé, car Dieu parle.
- Pour l'oreille ?
- Ce dont je ne peux parler n'est pas pour l'oreille, Monsieur.


Parfois, l'oisillon fait la sourde oreille, refuse tout net de chanter. Une fois, j'ai dû prestement retirer mon avant-bras que son bec voulut vriller. Que se passe-t-il dans son petit cerveau quand il disjoncte ? Quel vent mauvais y souffle en rafale pour qu'il faille contre lui attaquer le premier ? D'une main, je maintiens le jeune autiste contre ma poitrine, ma bouche murmure à son oreille, sous sa paume ma dextre déroule une tendre arabesque. Plus tard, coda de notre mini concert, je l'invite à descendre du nid afin qu'il danse avec l'accompagnatrice qui ne le quitte pas des yeux (elles sont quatre à se relayer, méthode américaine oblige, lourde et hélas coûteuse).

- Pour l'or ?
- Non, l'or n'est rien d'audible.
- La gloire ?
- Non. Ce ne sont que des noms qui se renomment.
- Le silence ?
- Il n'est que le contraire du langage.
- Les musiciens rivaux ?
- Non !
- L'amour ?
- Non.
- Le regret de l'amour ?
- Non.
- L'abandon ?
- Non et non.


Sur notre air favori (Étoile des neiges), l'enfant valse et virevolte jusqu'au signal de la trille : il fait alors la toupie, s'enivre de sensations, bat des mains... tout le monde bat des mains ! C'est le moment où les parents, et même la cuisinière, rejoignent le trio. Nous applaudissons notre bonheur d'être si bien ensemble dans une chaude et rassasiante vibration d'air sonore (quelle autre définition de la musique ?). C'est du moins ce que je ressens. Le visage radieux du petit et le regard parfois voilé de larmes de son papa, ma plus belle récompense !

- Est-ce pour une gaufrette donnée à l'invisible ?
- Non plus. Qu'est-ce qu'une gaufrette ? Cela se voit. Cela a du goût. Cela se mange. Cela n'est rien.
- Je ne sais plus Monsieur. Je crois qu'il faut laisser un verre aux morts...
- Aussi brûlez-vous.
- Un petit abreuvoir pour ceux que le langage a désertés. Pour l'ombre des enfants. Pour les états qui précèdent l'enfance. Quand on était sans souffle. Quand on était sans lumière... »

Sur le visage si vieux et si rigide du musicien, au bout de quelques instants, apparut un sourire.
"


Pascal Quignard, Tous les matins du monde, XX et XXVII [extraits], Gallimard, 1991.


POST SCRIPTUM. Un an après avoir écrit ces lignes, les choses ont bien évolué : l'enfant ne m'a plus jamais mordu ; dès que j'arrive, il me sourit et me dit posément « Bonjour Michel ! ». Avant d'attaquer un exercice complexe, il me rassure : « Je suis prêt. » Hier, à la main droite puis à la main gauche, sur trois octaves il a joué correctement la gamme d'Ut majeur (avec passage du pouce puis du majeur à la descente !). Prochain défi : que ses deux menottes parviennent à jouer ensemble les deux lignes mélodiques différentes de Frère Jacques. Ce n'est pas gagné ! Moi, j'ai tout gagné : notre connivence musicale et affective est devenue ma jouvence quotidienne. Merci !