(Suite du texte envoyé à l'un de mes fils après une communication téléphonique… animée !)


À propos de ce sentiment de déphasage entre parents et enfants, j'aimerais narrer ici, au risque de paraître impudique, une mésaventure survenue l'automne dernier et qui m'a durablement tourmenté.

C'était au soir d'une rencontre parents enfants qui dura deux bons jours. Tout s'était bien passé, on ne s'était pas revus depuis plusieurs mois. Faute de maison de famille, nous nous retrouvions dans l'appartement très exigu d'un de mes fils. Peu à peu, insidieusement, bizarrement, un sentiment m'infiltrait, fissurait ma bonne humeur de façade : que faisions-nous là ensemble ? Quel dénominateur commun nous réunissait désormais ? En fait, je m'ennuyais, trop à l'étroit, trop de joie exubérante, trop de vains souvenirs, trop de discussions oiseuses... J'avais l'impression étrange de me sentir précisément de trop, sur la touche, incompris. Je craignais même de dire des choses incongrues et déplacées - puisque telle semble être ma réputation.

Autour de moi, heureux de se retrouver, trois jeunes couples épanouis, ravis de plaisanter, de boire un bon coup, de fumer un p'tit bédo comme au bon vieux temps. Arriva un moment où, au milieu d'eux, tous serrés dans la cuisine au 8e étage, dans cet immeuble où je me sentais coincé, je me suis senti physiquement de trop, mal dans ma peau, un sentiment d'étouffement... J'étais gêné, comme si ces jeunes gens insouciants et bruyants étaient soudain devenus pour moi des étrangers ! Mes propres petits... devenus grands et dissemblables ! Je ne les reconnaissais plus, je ne ressentais aucun lien envers eux. Je ne comprenais plus pourquoi on se jouait ensemble depuis la veille la scène de la famille recomposée, reconstituée, baignant dans le bonheur et la bonne humeur et une pseudo connivence. J'avais l'impression d'être en réanimation. Bref, je suis sorti sur le balcon pour fumer un cigare, puis j'ai fureté sur Internet pour me trouver un hôtel. J'avais vraiment besoin de me retrouver seul, avec un peu d'espace à moi, du silence surtout. Rien à faire, aucun hôtel dans les parages, à moins de déranger... Mes enfants semblaient outrés de ma proposition. Mais comment, n'est-on pas bien ensemble !!! Etc.

Je me suis retrouvé à nouveau seul au salon à macérer dans mes pensées négatives, entre détestation de moi et exaspération d'être ainsi pris en otage. Eux rigolaient dans la cuisine, ils voulaient se coucher très tard, faire la teuf (je ne savais toujours pas où j'allais dormir, dans un coin du salon m'avait-on rassuré, toujours l'insouciance moderne : c'est cool, pas de problème...) Bref, à un moment, ma fille intriguée est venue me voir au salon et c'est alors... que j'ai craqué ! Une crise de larmes dévastatrice, très violente. Inconsolable le père ! Mes fils alertés par les sanglots sont venus à la rescousse. Très touchant, ces grands enfants consolant leur père, alors que, normalement, c'est l'inverse qui devrait se produire, n'est-ce pas ? Je ne sais plus ce que j'ai dit, entre deux hoquets : que je me sentais trop déphasé parmi eux que j'en avais marre d'être un mec hors-norme, que l'Ami était décidément trop loin dans son maudit Émirat, que je ne me sentais plus assez « papa » pour eux, que je ne l'avais sans doute pas été suffisamment lorsque j'étais parti, que je n'arrivais plus à me forcer... Je ne suis pas certain que mes enfants aient compris mon profond désarroi et mon déphasage par rapport à eux, à leur jeunesse, leur insouciance, leurs illusions, le temps qui passe et va tous nous effacer... Toujours ce piège de la famille dont la nostalgie ne cesse de se refermer sur moi ! Ensuite, heureusement, après la bénédiction des larmes, après la séance de thérapie familiale improvisée, tout a été pour le mieux : séance de DVD ensemble, rires, insouciance et un bon sommeil réparateur. Et le lendemain une avalanche de SMS sympas !

Retour à ma réflexion un brin chaotique. Souvent, quand je vois nos grands s'éloigner (même si nous nous aimons, si nous nous le disons et écrivons, mais sans employer jamais le mot, par pudeur), j'éprouve ainsi un très fort sentiment de distanciation, de résignation, parfois de soulagement désabusé. C'est la vie, la vie insensée et cruelle, mais, disait Rilke, « il faut s'y tenir. » J'essaie de m'y tenir, même si, je l'avoue, ce deuil allègre m'interloque avec une légère pointe de culpabilité : serais-je un père contre nature ? Car cette étrangeté progressive entre mes enfants et moi, cette distance assumée, ce refus que demeure pérenne le lien fusionnel a pour moi quelque chose de sain même si trop de violence parfois déborde : inéluctable et indispensable dérive les uns des autres. Fil ténu et condensé de tristesse : ne pas trop secouer, tant c'est plein de larmes ! Parfois de rires, car la vie s'amuse à être absurde et à nous posséder ! C'est une bouffonne, dirait mon fils. Bouffonne et conne. C'est sa loi, la loi de la vie qui est tout sauf sentimentale. La nature est pratico-pratique, sans mémoire ni nostalgie : que deviendrait la rose si, tel un disgracieux greffon, subsistait indéfiniment le provisoire bourgeon ? À quoi ressemblerait le papillon s'il portait encore sur ses ailes diaprées les stigmates poisseux de la chrysalide qu'il a été ?

S'ajoute ainsi ce constat : pourquoi telle enfant chiffonnée est-elle devenue cette jeune femme si rayonnante ? Pourquoi tel autre enfant, d'une fulgurante beauté à neuf ans, est-il devenu cet adulte un brin cynique au charme précocement fané ? Car la nature est tyrannique et odieuse, elle se joue de nous, brouille les pistes, sépare et tue, car elle ne connaît qu'une loi sauvage : la préservation de l'espèce. C'est pourquoi il faut la dompter, la museler, la contrecarrer pour qu'advienne le règne de l'Homme, quoi qu'en disent Sa Sainteté et ses sbires. Et s'en tenir à cette élémentaire sagesse : que les parents fassent le deuil des enfants immortels qu'ils n'auront jamais. Que les enfants renoncent aux parents idéaux qu'ils n'auront jamais non plus et qui, en leur offrant la vie, ne leur ont rien promis !

Oui, ne pas (plus) avoir besoin de ses enfants pour exister ! Être père et mère le mieux possible, le moins longtemps possible. Qu'eux ne comptent pas trop non plus sur leur père et leur mère pour se réaliser. Qu'ils se méfient plutôt d'eux, qu'ils se défient de leurs certitudes, de leurs conseils, de leur expérience gravée indument dans une sorte de blason clanique. Qu'ils transgressent plutôt ! Qu'ils renient peut-être pour devenir eux-mêmes. Que la famille soit intense, mais rapide. Ne jamais faire payer le prix de la reconnaissance par le poids de la ressemblance. Certes on peut rêver, on peut croire à un monde meilleur, on peut même engendrer puis vieillir, mais le cœur serré et les yeux ouverts : que la famille devienne autre chose que le conservatoire des préjugés sociaux et le lieu de l'esclavagisme sentimental. Que les liens de l'esprit deviennent plus forts et plus déterminants que ceux du sang. Alors, faner, oui, rider, s'éloigner, se taire, se refuser à l'effusion mensongère, se réjouir secrètement de leur belle insolence, mais consentir à rester soi-même, autre et seul, à jamais seul, consentir joyeusement à perdre son pedigree de père comme on fait tomber une peau morte, mais sans prétendre renaître pour autant même si on le vaut bien... et puis baisser le pont-levis, hausser la herse.


Vos enfants ne sont pas vos enfants.
Ils sont les fils et les filles de l'appel de la Vie à elle-même.
Ils viennent à travers vous, mais non de vous.
Et bien qu'ils soient avec vous, ils ne vous appartiennent pas.
Vous pouvez leur donner votre amour, mais non point vos pensées,
car ils ont leurs propres pensées.
Vous pouvez accueillir leurs corps, mais pas leurs âmes,
Car leurs âmes habitent la maison de demain, que vous ne pouvez visiter, pas même dans vos rêves...


Vous êtes les arcs par qui vos enfants, comme des flèches vivantes, sont projetés.
L'Archer voit le but sur le chemin de l'infini, et il vous tend de sa puissance pour que ses flèches puissent voler vite et loin.
Que votre tension par la main de l'Archer soit pour la joie,
car de même qu'il aime la flèche qui vole,
il aime l'arc qui est stable.


Khalil Gibran Le Prophète

Ci-dessous, hommage visuel au jeune surdoué(son site : http://art2moi.unblog.fr/)