C'est lointain mais très précis. Incroyablement précis. Inaccessible Liz adorée ! On l'appelait ainsi ; officiellement Elisabeth. Débarquée en Europe dans les années soixante, elle était la plus prestigieuse star du moment. À 14 ans, j'étais tombé amoureux d'une étoile. À vrai dire, cet astre fatal n'avait qu'un rapport lointain avec la galaxie qui m'était familière : petit séminariste, blouse grise et boule rase, j'étais sage comme une image, juste ému par les affiches de statues grecques ornant la classe et agacé par les pampres en plâtre qui les émasculaient. La dame, elle, défrayait la chronique par ses coûteux caprices et ses flirts en cascades. Mais cette surenchère de scandales, loin de refroidir ma flamme, la portait au contraire à un rare degré d'incandescence. Pour moi, Cléopâtre était l'unique, l'incomparable, mon aurore boréale, ma Cité interdite, ma divine Tentatrice à l'immarcescible beauté.

Ses yeux d'améthyste pailleté d'or m'hypnotisaient ; son ample poitrine, offerte sous des tulles, me donnait des vertiges inconnus que je crayonnais imprudemment dans la marge de mes versions latines (ça me changeait du Crucifié au pagne impudique – en plus, je donnais le change !). J'avais imaginé, des nuits durant, la fameuse scène du bain où la star convalescente se prélasse dans une encre bleue bardée de radiateurs. Je connaissais par le menu détail chacune de ses robes, une trentaine, dont la fabuleuse tunique en or filé qu'elle porte lors de son entrée dans Rome, le jeune Césarion à ses pieds. Avec quelle fébrilité j'avais vécu les avatars de la production : fièvre de Malte, pneumonie, intoxication, phlébite... tandis que des milliers de figurants grelottaient sous leurs cuirasses de carton. Même la gorge royale avait payé un tribut aux affres du tournage et mon chaste tourment était à l'affût du stigmate palpitant sous le fard. Quant aux chiffres insensés du péplum en 70mm Todd-AO, ils s'enchaînaient dans ma mémoire en un crescendo litanique que le clergeon psalmodiait avec délices : 160 statues, 15000 arcs, 26000 costumes, 150000 flèches... Les déclinaisons qui me ravissaient, les multiples qui m'étourdissaient ! Liz puissance 1000 ! Rien n'était trop somptueux, trop dispendieux pour l'Élue de mon cœur.





Ce qui me fascinait le plus - outre la beauté californienne de Liz Taylor - c'était son inconstance, l'adéquation totale entre la vie et le rôle, amplifiée il est vrai par les paparazzi. Il n'était question que de coups de foudre, de ruptures, de réconciliation sur fond de dollars, d'alcool et de carton-pâte. Une femme, Liz ? Une poudrière ! J'allais jusqu'à fureter dans la presse spécialisée pour y dénicher un cliché compromettant, une interview inédite, une anecdote corsée. Malgré mes performances en italien, je ne comprenais pas tout, mais le peu que je savais traduire (potins et foudres vaticanes réunis) me confirmait l'importance capitale de l'enjeu.





Ebloui, grisé, surdocumenté, je décidai de me placer à mon tour sur les rangs des prétendants. Bien sûr, mes chances étaient minces puisque la dame n'avait alors d'yeux que pour le lieutenant de César (le Gallois au regard d'acier que je trouvais hâbleur et balourd). Mais qu'importe la concurrence puisqu'en amour comme à la guerre, la valeur n'attend pas le nombre des années. C'est en tout cas ce qu'enseignaient nos Maîtres et j'aimais à mitonner Corneille à la sauce hollywoodienne.



Je risquai un jour le tout pour le tout dans une lettre enamourée, une missive de feu pimentée de superlatifs et sans doute de quelques fautes d'orthographe. Comme le courrier était épluché par Monsieur le Supérieur, j'avais profité d'une leçon de piano pour le poster en ville - ce qui constituait une grave infraction. Puis les mois passèrent... Plusieurs mois. Pardi, c'est loin l'Amérique ! À moins qu'une secrétaire francophobe... Je n'osais imaginer ma répudiation.

Un jour enfin arriva un courrier de Los Angeles. Comment avait-il pu échapper à la vigilance de la censure ? Je ne le sus jamais. L'amour fait des miracles ! Dans l'enveloppe air mail, juste une photo monochrome. Damned, qu'était-il arrivé à Divine ? Elle était méconnaissable : un tailleur strict surmonté d'un impossible chapeau cloche lui donnait un air guindé et lointain. Seuls les yeux et la bouche... mais le bistre était fade, la posture corsetée. L'âme s'était envolée ! Par bonheur, rachetant l'ensemble, une inscription barrait le portrait en gros caractères : THANK YOU. Mot magique, sublime hiéroglyphe, inespéré Sésame ! Je rangeai aussitôt - non sans l'avoir d'abord furtivement baisé - le talisman dans mon porte-carte plastifié, au fond de la poche la plus profonde, la plus secrète. Chaque fois que je le désirais, que j'en ressentais le besoin (surtout quand la grisaille de l'internat me serrait la gorge), je n'avais qu'à toucher mon cœur et fermer les yeux : elle était là, au chaud, bien à moi, cette catin sublime qui me vengeait de cent madones frigides, me rendait le goût de vivre et d'espérer l'Ailleurs.



Les saisons passèrent... Un seul ibis, c'est bien connu, ne fait pas le printemps. Dans la poche du duffle-coat, l'icône s'écornait, se craquelait chaque jour davantage, donnant à la déesse en civil un maintien de mormone décatie. À l'extérieur, le film-fleuve tarissait : les basses eaux de l'oubli ne charriaient plus que de rances potins. Sur les murs de la ville, l'Egyptienne s'effilochait, n'offrant plus aux passants blasés qu'un visage délavé de bruine, rongé par des réclames iconoclastes. Je supportais mal une telle dégradation. Temps cruel ! Mode imbécile ! Foules volages ! Moi, du moins, je resterais fidèle. Pari tenu. Aucune autre star ne vint détrôner ma Pharaonne, ni la blonde Edmée, belle de nuit parmi les belles, ni la sauvage Joan du canyon aux potences, ni l'altière Chimène à la grande bouche carmine.

Encore quelques mois... le mirage allait s'effacer à jamais. Alors que les palais alexandrins de Pinewood étaient en ruine depuis longtemps, que les immenses affiches s'étaient depuis des lustres effritées, ma passion s'écaillait de jour en jour, me laissant sec et désenchanté. Presque insensible. Quelques picotements, puis un froid, ce grand froid progressif... quand a mordu l'aspic. Amour platonique, suc éventé, impossible moisson. Déjà d'autres icônes venaient hanter mes nuits... des éphèbes graciles ou de vaillants hoplites en tuniques de lin... Tout vertueux que je fusse, je n'y coupai pas. Je me sentis sale et maudit. Vulgaire et soumis. Je devais me convertir, me ressaisir, sublimer, il le fallait ! rester pur à tout prix, m'évader vers le haut. Ego elegi vos. Marie m'y aiderait, non pas Marie-Madeleine, mais la Mère des Sept Douleurs. La Vierge, pas la putain.

Je me sentis acculé à n'être qu'un élève conforme et appliqué. Bien plus que tous les autres, le meilleur. Voué aux Prix d'Honneur. Condamné à la piété. Confit en vertu. Crucifié d'envies. Oh ! Rien de grave. Rien de corporel. Juste le mental, l'inviolable tabernacle des pensées impures volontaires. Si peu volontaires... Juste quelques bouffées vénielles, éparses ici ou là, à peine esquissées, saintement réprimées. Pardonnez-moi, mon Père... Ego te absolvo. Et le pardon tombait en ondée bienfaisante.

Après avoir maintenu un temps la tête au-dessus du Nil, bu goulûment les ultimes gorgées de vénération déjà éventées (j'avais vu le film 5 fois !), je me laissai doucement glisser dans l'onde lustrale de la Pureté et de l'Obéissance. Je perdais une femme pour Dieu en personne ! Bienheureuse réévaluation. Miraculeuse transsubstantiation ! D'un côté une minuscule mortelle, femme-image de surcroît, actrice infidèle, femelle pécheresse. De l'autre, DIEU, Dieu majusculin, universel, éternel. Un Dieu hors-concours, roi du prêt-à-prier : Dieu Père, frère, amant, source, feu, vie, mort, Dieu paix, fureur, douceur, Dieu hier, aujourd'hui, demain, Dieu pain et vin, Dieu-prêtre, Dieu-grand-prêtre, Dieu-enfant-prêtre, Dieu petit-enfant-futur-prêtre...

Ce Zeus-là était à son tour Superstar, mais ce n'était plus du cinoche. On était enfin dans le réel, sur la chaîne de montage, celle des Temps Modernes. Un turbin pas trop épuisant, puisque la Grâce tenait lieu de carburant et le Règlement de frein moteur. Quant au sang et au reste... Dépouillement. Dégrisement. Nul décor en trompe-l'œil. Plus de nuit américaine. Seule la vocation mais elle était en toc. Et le jeune lévite allait le pressentir dix ans plus tard quand, allongé de tout son long sur les dalles glacées, comme un figurant qui s'emmerde, il aurait froid, ce matin de juin, un grand froid dans la poitrine. Surtout au moment où le prêtre d'Isis en contre-plongée, immense dans son costume d'apparat avec son bâton doré, prononce sur lui l'oracle, le dernier jour du tournage : « Gardez l'intégrité d'une vie chaste et sainte ; faites mourir en vos membres les vices et les concupiscences ; promettez à moi et à mes successeurs, respect et obéissance et recevez le joug du Christ, car son joug est suave et son fardeau léger. ».


Bellinus le jour de son ordination (juin 1973)

The end. C'était juste pour me souvenir et zapper... me souvenir à nouveau. Me rappeler ce temps où, à peine pubère, je me voulais pur, fort, asexué, archangélique... Séduit par Liz l'Amoureuse et lâché par Cléo la Tueuse ! Mais élu pour l'éternité, prêtre à jamais selon l'ordre de Melchisédech.