Avant-hier soir, longue conversion téléphonique avec un de mes fils. Nous nous appelons rarement mais c'est toujours fort, mouvementé et, je crois, affectueux. En fait, il ne me comprend pas, ne me connaît pas, me juge avec sévérité : je ne suis pas le père idéal (adulte) dont il a rêvé alors qu'il va précisément devenir papa dans quelques mois (son injonction à ce que je devienne un bon grand-père et rentre enfin dans le rang de la normalité familiale !!!). De mon côté, je ne le connais guère, je ne cherche pas à le comprendre et je me garde bien de le juger : il vient d'avoir 28 ans, j'en aurai 63 ans en juillet prochain !

« Avec humour », prétend-il lors de notre conversation (qui avait des allures d'escarmouches et de chausse-trappes !), L*** a pointé les 3 défauts majeurs qui le consternent chez son géniteur : égoïsme, pessimisme, aigreur ! Tout ce que je combats, la caricature de moi-même !!! Quelle douche ! Donc, soit mon fils ne me connait pas (ou mal), soit - le plus vraisemblable - il me reste encore beaucoup, beaucoup de chemin à parcourir, beaucoup de peaux mortes à faire tomber pour devenir qui je prétends être : généreux, confiant, espiègle !

Pour finir, après avoir reposé le combiné, j'ai réfléchi, longuement…, puis je me suis résolu à envoyer à mon ‘grand' ce texte écrit et publié ailleurs il y a quelques mois [« Grands enfants, vieux parents »] et que je n'avais alors pas osé faire lire à aucun de mes rejetons. Ai-je bien fait de le mettre dans la confidence ? Lira-t-il mon témoignage ? Ira-t-il jusqu'au bout ? Me comprendra-t-il un tout petit peu mieux ou bien ma sincérité décalée entrouvrira-t-elle davantage la plaie secrète de sa déception filiale ? Qu'importe, l'avenir le dira. Il est ‘lui', je suis ‘moi'.Nous sommes dorénavant autrement reliés. Qu'il le veuille ou non, je ne sacrifierai plus au vieux paganisme des liens de la chair et du biologisme attendrissant. Je ne souhaite qu'une seule chose : que continue cahin caha notre fructueux et désespérant dialogue père-fils.

J'ajoute qu'après une telle volée de bois vert de sa part, j'appréhendais hier soir de pleurer seul éperdument. Or, en pensant à mon artiste-designer de fils si étrangement conformiste, si ingénu, à sa certitude inébranlable devant le Bonheur universel et sa merveilleuse mission procréative, j'ai souri avec une malice attendrie puis dormi à poings fermés 8 heures d'affilée ! (Ce qui ne m'arrive pratiquement jamais.) Venant d'un père aussi indigne, une telle quiétude, est-ce grave, papy Sigmund ?






Grands enfants, vieux parents. Qu'est-ce à dire ? Comment cela fonctionne-t-il ? C'est une question qu'il me tient à cœur d'aborder et qui est, me semble-t-il, trop rarement explicitée : qu'advient-il lorsque nos fils et nos filles quittent le nid familial, volent de leurs propres ailes, comme on dit, semblent s'éloigner chaque jour davantage, chaque jour plus loin... et nous, adultes vieillissants qui descendons la pente et ressemblons de moins en moins aux jeunes mères et aux jeunes pères que nous avons été pour eux, avec eux, ensemble, dans ces familles bénies qui n'étaient pas encore fracturées et décomposées ? Quels liens subsistent ? Quels besoins ? Quelle puissante et inopérante nostalgie ?

Je ne veux pas faire ici un exposé froid, mais interroger mes pensées et mes entrailles de père, dire les choses telles que je les ressens, même si elles peuvent apparaître abruptes ou contre nature. Quand je vois aujourd'hui ces garçons et cette fille abordant la trentaine, si forts, si vulnérables, si magnifiques, forcément différents de tout ce que j'avais pu imaginer ; quand je vois d'autres garçons et d'autres filles du même âge, venant d'autres horizons pour conquérir leurs cœurs et leurs corps et s'y installer, il me semble alors - et c'est pour moi une bénédiction ! - que ce ne sont plus « mes » enfants, pas même « ma » descendance, presque des étrangers qui s'éloignent pour leur bien et le mien. Ils ont changé, j'ai changé. Nous changeons chaque jour et qu'est-ce qui subsiste du lien qui nous nourrit naguère et qui socialement marqua les uns et les autres ? Car, il ne faut pas se leurrer : si l'individu y trouve son compte, dans sa dose de narcissisme et d'affection, la famille saisit l'individu, le marque à jamais, ne le laisse jamais seul, à l'image de la société qui l'immerge, le récupère, l'intègre et trop souvent le formate.

De gentils étrangers dont l'existence me questionne souvent : quelque chose qui nous unit encore et nous relie certes, mais quoi au juste ? Et à mesure que s'accumulent les jours et les nuits, ou plutôt qu'ils se délitent, comme ces photographies qui jaunissent et s'affadissent, il me semble que s'estompe entre nous la connivence, du moins le fil conducteur. Le pacte d'alliance s'effrite, c'est inéluctable. Et ce n'est pas un malheur ! Seule subsiste la reconnaissance pour ce qui fut et composa, durant une quinzaine d'années, une famille unie et un clan soudé. Mais qu'est-ce qui peut résister au Temps une fois qu'est terminée la tâche du nourrissage et de l'élevage ? Peut-on indéfiniment retenir dans nos deux mains crispées l'eau fraîche qui fuit de toutes parts et ne demande qu'à s'échapper ?

Lorsque je décidai de faire mon premier enfant, ce fut après mûre réflexion. Idem pour les trois autres, mais d'une manière moins radicale puisque le processus de reproduction était enclenché. Et cette interrogation souvent me tourmentait la nuit, avec le vague pressentiment que ce magnifique projet altruiste allait définitivement briser notre face à face amoureux. Il me semblait alors que pour ma compagne, pour la femme rayonnante qu'elle était, tout était facile et évident, comme si elle devait être forcément maternelle, comme si notre amour était immortel, notre vie ensemble éternelle... Pourquoi donc hésiter ! Je macérais pourtant dans le doute, longuement, douloureusement, mais c'est bien connu, ce que femme veut, Dieu le veut ! Ainsi, tous deux nous nous sommes aimés puis généreusement multipliés. Une maison a été choisie, restaurée, embellie et agrandie. Elle a bourdonné, puis elle s'est dépeuplée, la vieille ruche est devenue silencieuse et a été vendue. Nul n'est revenu la visiter, jamais.

Car si la vie est éternelle, elle est indifférente ; elle ne cesse d'aller de l'avant, abandonnant fétus et sédiments dans l'indifférence de son cours conquérant. Parents et enfants, nous sommes plus que jamais ces fétus ; nos inutiles souvenirs sont le sédiment de l'affection qui nous porta et nous créa. Ce fut un long chapitre, mais la vie n'est qu'une suite de chapitres. Ou plus exactement un recueil de nouvelles : de nouveaux personnages apparaissent et le fil conducteur, moins que dans le roman, est ténu, voire inexistant. Foin de littérature, aussi généreusement qu'inconsciemment, nous, parents, avons embarqué à notre bord quatre merveilleux enfants, mais, cruelle inconscience, le moment venu, à aucun d'entre eux nous ne pourrons jeter une bouée de sauvetage ! Et la réciproque est vraie. C'est ainsi. C'est la vie. C'est la mort et la vie, inextricablement mélangées, pâte et farce mêlée dans le cannelloni ! Les bébés ont forci, ont grandi, se sont métamorphosés en adultes rayonnants de beauté et de vitalité. Eux grandissent quand papa et maman rapetissent. De jour en jour, jusqu'à ce jour... Et, le jour venu, pourront-ils, sans dégoût, sans se forcer, se pencher encore avec tendresse sur les débris que les vieux parents seront devenus, privés peut-être de sentiments ou de mémoire ? Qui reconnaîtront-ils ? Quels masques déformés de leur propre jeunesse enfuie, du pacte qui n'a pu être tenu ? N'auront-ils pas raison de se raidir et de s'enfuir puisque, décidément, la vie ne va pas en arrière, ni ne s'attarde pas avec hier ?

Il y a belle lurette que se sont évaporées les gouttelettes de semence où, d'une manière naïvement prométhéenne, je voulais condenser mes projets de créativité tous azimuts et d'amour non-stop ! Prendre ma part à la construction du monde, peupler à mon tour la petite planète bleue pour créer dans mon propre foyer un laboratoire d'harmonie et de concorde universelles ! Sauf que, je l'ai dit, lorsque je me suis marié, je ne voulais pas d'enfant, pas en fabriquer un seul. C'était une trop grande responsabilité, c'était par avance consentir au deuil et à l'inéluctable : la mort promise et l'utopie non tenue. Et puis, les jours passant, la réflexion prenant le pas sur l'intuition... Ce furent des années merveilleuses où personne ne se posait de questions : les parents se crevaient à la tâche, les enfants grandissaient sagement. Tout le monde s'aimait, à l'évidence, du moins régnait ce sentiment d'alliance et de compagnonnage qui en tenait lieu. Un pour tous, tous pour un.

Je revois encore cette photo où les bambins s'éloignent dans la fraîcheur du petit matin pour rejoindre l'école du village. C'est le jour de la rentrée. Sacs au dos, ils ressemblent à des conquérants en culottes courtes ! Lorsque j'ai pris ce cliché, sans doute avec fierté, je pense avoir anticipé le deuil annoncé : ils vivront leur vie, nous achèverons la nôtre. Patiemment. Séparément. Adverbe ô combien juste puisque je ne vieillis pas avec la mère de nos enfants. Quant à leur vie à eux, aujourd'hui elle jaillit, explose, débordante de projets, un pacs par-ci, un achat d'appartement par là, et même, c'est un scoop, l'arrivée prochaine d'un premier petit-fils. Je connais beaucoup d'amis qui ne rêvent que d'être vite grand-père. Pour moi, ce destin m'indiffère. C'est leur projet à eux deux, je le respecte, mais ce n'est plus mon histoire et quoiqu'en façade je me réjouisse, cette sorte de fatalité procréative me consterne : mon propre fils abdique aussi et ne rêve que de se reproduire ! J'apprécie néanmoins leur vitalité. Ils n'ont ni le temps de différer ni le goût à procrastiner. N'empêche, moi, je suis partagé : si tous leurs projets me tiennent à cœur, si je les aide parfois de mon mieux (le plus souvent en corrigeant leurs fautes d'orthographe !), dans le fond leurs plans ne me passionnent pas vraiment, c'est une autre histoire qui me laisse froid et sceptique tant ces projets m'apparaissent par avance trompeurs. Mais ce furent les miens - à peu près les mêmes ! - quand j'avais trente ans !! Aimer, construire, me reproduire ! De mariage en ménage... Surtout ne pas le leur dire, ne pas doucher leur bel enthousiasme.

Décalage. Déphasage. La terre est donc sauvée et le chagrin des pères programmé. Et la chaîne continue, indécente, indispensable. L'instinct de survie est sauf, de génération en génération... Les jeunes ont donc raison et les vieux imbéciles forcément tort. C'est pourquoi il faut à tout prix inverser le proverbe : si jeunesse pouvait, si vieillesse savait.


(À suivre après-demain)