Richard a perdu la mémoire il y a une quinzaine d'années suite à un terrible accident de voiture. Depuis trois ans, plusieurs fois par semaine, je suis son auxiliaire de vie car, sans repères ni dans le temps ni dans l'espace, le moindre acte de sa vie flottante devient décousu, étrange et incohérent.

Ce qui fait lien, c'est la musique. C'est elle qui permet à Richard de survivre et de savourer encore son existence recluse et monotone malgré mes soins et ma présence souvent espiègle. C'est aussi la musique qui est notre connivence. « Hello, Michel ! Qu'est-ce que tu veux écouter aujourd'hui ? Va choisir. » Voici la phrase rituelle qui m'accueille dès mon arrivée, davantage injonction qu'invitation. Il faut dire que Richard est un passionné de rock ; il possède près de 400 microsillons qu'il a collectionnés avec amour avant son aquaplaning. Grâce à lui, j'ai découvert The Cure, J.J. Cale, Flamin'Groovies, The Passions, Gong et j'en passe… Certains jours, je n'ai guère l'oreille à ça (le repas à préparer, des courses urgentes à faire…) mais je ne repousse jamais son offre, elle reste prioritaire car il me semble que, pour mon amnésique, toute son utilité sociale et son estime de soi passent désormais par ma tardive et savoureuse initiation au rock'n'roll.

Avant-hier, je crois lui avoir procuré un rare bonheur. Cette fois, c'est moi qui avais lancé l'invitation. « Es-tu prêt à aller planer demain avec les Doors ? » J'avais en effet repéré que le film-hommage de Tom DiCillo venait de sortir sur les écrans et je comptais bien convier Richard à cette fête : rock, sexe et poésie, ça ne se refuse pas, non ?

Aussitôt dit, aussitôt fait (même s'il est un peu malaisé d'organiser un aller-retour dans l'après midi entre la banlieue Ouest et la place de l'Odéon). Richard, pour une fois - mais il sait jouer de son handicap ! - se souvenait de notre rendez-vous, s'était chaussé à l'avance et il était impatient de retrouver son groupe fétiche grâce à des images d'archives tournées entre 1966 et 1971 et habilement agencées. Quant à moi, je me suis bien gardé de lui avouer ma secrète motivation : mater Jim l'Archange !

Pendant la projection, je regardais l'invalide (comme il se définit lui-même) à la dérobée : il rayonnait dans la pénombre, fredonnant les paroles des chansons, souriant et hochant la tête, revivant sans doute via l'image tremblée et les sonorités sauvages cette période de sa jeunesse où il portait les cheveux longs et planait plus souvent qu'il n'était autorisé à la maison de son universitaire de père. Quant à moi, scotché à l'écran, sous le charme vénéneux de la bête de scène à la gueule d'ange, gracile séducteur gainé de timidité boudeuse et de cuir rutilant, je délirais gentiment, en apesanteur, succombant à une drogue très douce, un mixte d'émotion, de désir, de plaisir sonore et de nostalgie pour les sixties enfuies, le tout sur fond de questions restées sans réponses à l'issue de la projection : comment est-il possible d'être aussi beau ? Aussi fêlé ? Sincérité ou provocation ? Enfer ou Paradis ? Rock star ou poète maudit ? Et pourquoi s'autodétruire avec autant d'application et de persévérance pour mourir seul, loin de ses potes et de son public, ravagé par l'acide et l'alcool, seul à 27 ans dans sa baignoire à un jet de pierre du Père-Lachaise ?

Restent la musique des Doors et plus encore la poésie si étrange et si mal connue de Jim Morrison.




Je suis Moi !
Poème de Jim Morrison

Tu piges.
Ma viande est vraie.
Mes mains – comme elles s'agitent
agiles démons en équilibre
Mes cheveux – si entremêlés et frémissants
La peau de mon visage – pince les joues
Ma langue épée flamboyante
projetant des lucioles verbales
Je suis vrai.
Je suis humain
Mais je ne suis pas un homme ordinaire
Non Non Non

Que fais-tu ici?
Que veux-tu?
De la musique?
Nous pouvons faire de la musique.
Mais tu veux plus.
Tu veux quelque chose et quelqu'un de nouveau.
Ai-je raison?
Bien sûr.
Je sais ce que tu veux.
Tu veux l'extase
Le désir et le rêve.
Les choses ne sont pas vraiment ce qu'elles semblent
Je te conduis dans ce sens, il tire dans l'autre.
Je ne chante pas pour une fille imaginaire.
C'est à toi que je parle, à moi-même.
Recréons le monde.
Le palais de la conception brûle.

Regarde. Vois-le brûler.
Se dorer aux charbons incandescents.

Tu es trop jeune pour être vieux
Tu n'as pas besoin de leçons
Tu veux voir les choses comme elles sont.
Tu sais exactement ce que je fais
Tout

Je suis un guide du Labyrinthe

Monarque des tours protéennes
sur ce patio de pierre froide
dominant une brume de fer
plongé dans ses propres déchets
respirant son propre souffle