Le soir tombe. J'observe l'Ami qui s'occupe de ses plantes, les bichonnant, les arrosant ; ces plantes qu'il a lui-même sélectionnées et semées, faisant de sa cour dallée un Eden au bord de l'Océan Indien. A 18 heures, le thermomètre indique encore 38° ! Une touffeur moite qui vous colle à la peau et embrume le ciel. Je ne sais où donner de l'œil, mon regard vagabondant du bel homme couleur pain d'épices, dans le plus simple appareil et le tuyau d'arrosage à la main… à chacune de ses protégées, toutes plus resplendissantes les unes que les autres. Je lui demande de prendre deux photos du frangupanier dont je viens d'humer la fragrance capiteuse. « Dur dur de faire le deuil de ce petit Paradis quand tu devras le quitter dans quelques semaines ! « - « Un peu certes… Mais ce sera ailleurs autre chose, autrement. »

J'aime mon philosophe qui ne s'attache pas excessivement aux gens et aux choses tout en savourant chaque parcelle, chaque bribe, chaque corolle miraculeusement éclose en cette fournaise. C'est « notre » sagesse commune ; mais c'est lui mon maître, sans doute plus doué, plus nature et moins empoissé que moi dans la nostalgie. Au point qu'une seule fleur sur un balcon exigu pourrait demain lui suffire dans la mesure où il lui apporterait encore ses soins et pourrait s'émerveiller toujours de ces petits cadeaux miraculeux que Dame Nature offre à celles et ceux qui savent les détecter et s'en délecter.




A cette pensée si réconfortantre, si douce, je reprends ma lecture ; ou plutôt je lis une seconde fois ces lignes de l'écrivain-poète qui vient de m'enchanter. Car Christian Bobin le Solitaire, reclus au Creusot, préfère aujourd'hui la compagnie des pissenlits aux trottoirs des mégalopoles. Et il s'en explique avec aux lèvres un sourire encore iradié par sa récente expérience : « Il y a quelque temps, je suis sorti d'une maison de retraite. Sur une des branches d'un cerisier, un merle s'est mis à chanter, et son chant était comme si toutes les eaux du Paradis sortaient de sa gorge, inondaient la terre, et j'ai assisté, pendant quelques secondes, en l'écoutant, à la défaite de tous les nihilismes. Ce que j'appelle être heureux, c'est juste d'avoir essayé d'attraper ces anges qui passent et qui ont des tas de formes. Là, il avait la forme d'un merle. La profonde vitalité de ce tout petit être valait plus que dix mille prières. Le Mémorial de Pascal se termine par une phrase sublime : « Eternellement en joie, pour un jour d'exercice sur Terre. »

Le seul fait d'avoir éprouvé la pointe même du vivant donne une joie. Pourtant, savoir qu'on est vivant, c'est savoir qu'on est voué à être broyé et qu'on va disparaître. Mais, paradoxalement, cette fleur même de l'instant, cette haute conscience brûlante de la vie passagère est un accès au plus éternel et donne une paix qui ensuite demeure par-dessous tous les accidents de la vie.
»

(extrait du Monde des Religions, mai-juin 2010, page 37)

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