31 mai : journée mondiale contre la cibiche. À quand une journée contre la connerie franchouiarde ? Il y faudrait une semaine entière ! C'est donc le moment où jamais de tresser une couronne à mon vice salutaire, sous les auspices du fumeur génial dont on censura naguère les si poétiques volutes dans les couloirs du métropolitain.

À la soixantaine, je me suis donc mis à fumer, de plus en plus allègrement, de plus en plus assidument quoique avec mesure. Je ne me sens pas (encore) dépendant, mais léger, euphorique, libre car je choisis mes meilleurs moments de bien-être et de disponibilité intérieure pour téter mes cigarillos aromatisés. Ce n'est donc pas un esclavage, juste un épicurisme de bon aloi : volutes légères, geste élégant pour porter aux lèvres l'objet oblong, liberté souveraine de n'en déguster qu'un ou deux par jour sans bouder le malin plaisir de transgresser l'hygiéniquement correct qui pollue tant notre société. Cette saveur à la fois âcre et douceâtre, c'est non seulement l'acmé de ma jouissance et la visée de mon incivisme mais surtout une sorte de symbole en acte à forte teneur philosophique. Je m'explique : comme le tabac vanillé a un goût doux-amer, ainsi ma vie a saveur d'éphémère... ainsi le pompeux Bonheur n'est que fugace bien-être... ainsi mon désespoir se fait badin et volatil... ainsi le plaisir prohibé et socialement frelaté me devient légitime et personnellement indispensable.

Car le poison n'est pas dans la chose, mais dans la dose. Et c'est peut-être cela qu'il faut apprendre aux jeunes générations, l'hédonisme sélectif, en ces temps où une crise providentielle nous enseigne la rareté et l'économie. Donc en toutes choses éviter le trop : désormais ni consumérisme sexuel ni multiplicité des réseaux amicaux virtuels ni gavage par MP3 saturés ou portables stridulants ni l'accès à la connectivité généralisée ou à l'espace numérique illimité ni la surenchère de plasma, de pouces ou de pixels pas plus que la course à la propriété privée, aux mètres carrés ou aux heures supplémentaires... mais l'éloge de la paresse, les charmes de l'exigu, le culte du lien unique, le resserrement d'affinités aussi incarnées que sélectives, le retour au livre et au poème, à l'instrument de musique ou à la planche à dessin... bref l'élection du concret, du rare, du vrai et pour finir la jouissive et salutaire sculpture de soi. Or, pour sculpter, il faut dégrossir et élaguer. Sculptons et décroissons gaiement. Et pétunons !

Retour à l'objet maudit pour une conclusion en forme de boutade : si les petites choses de la vie (cibiches comprises) apportent du plaisir, ne vaut-il pas mieux ajouter de la vie à ses années plutôt que des années à sa vie ? Certes, la nicotine tue (parfois) infailliblement, en tout cas avec lenteur et délices. Et après ? Quelle importance ? On n'est pas pressés ! Rien ne sert d'arrêter de crapoter, il faut savoir claboter à point et ce n'est pas tant la mort programmée de nos bronches qui est redoutable que ce qui nous tue au quotidien. Dans ce registre (connerie et routine comprises), il y a bien plus mortifère qu'un petit joint !

En griller une, c'est consumer sa propre finitude, la déguster, y consentir par avance puisque vivre, c'est perdre du terrain pour devenir un jour enfin cendre légère dispersée au vent et nuage bleu au Paradis des rêves clairs et immortels. Une fois de plus, c'est bien le Poète qui a raison contre le politicien rabat-joie et l'idéologue casse-cojones :

Oui, ce monde est bien plat ; quant à l'autre, sornettes.
Moi, je vais résigné, sans espoir, à mon sort,
Et pour tuer le temps, en attendant la mort,
Je fume au nez des dieux de fines cigarettes.


Signé Jules Laforgue, auteur du recueil Le Sanglot de la Terre, parti rejoindre à 27 ans son éden enfumé « où l'on voit se mêler en valses fantastiques / des éléphants en rut à des chœurs de moustiques. »

PS Ci-dessous les mains expertes de ma fille chérie si habile à se les rouler !