« Le tabou de l'âge, c'est cruel et c'est très con. Vous ne trouvez pas ? On accepte que les hommes d'un certain âge fréquentent et épousent une jeunesse. No problem, circulez, y a rien à voir ! Mais pour quelles raisons une femme flamboyante, encore désirable, épanouie dans sa maturité (Lulu s'observe et se flatte avec coquetterie.)… pourquoi cette femme-là n'aurait pas le droit de prendre un amant plus jeune ? Et cette injustice dure depuis des décennies, des siècles ! Depuis toujours, les mecs ont tous les droits. Eh bien là, je dis niet. Je refuse que ça continue. Je me battrai pour ça. Personnellement, j'ai toujours eu des amants plus jeunes. Attention ! Je parle d'amants, pas de mes clients. Nuance. Ah ! Je me souviens de cette belle histoire, si touchante que je crois l'avoir rêvée. (Émue, elle ferme les yeux. Pause.) J'avais alors trente-huit balais, j'étais seule, l'ennui, la poisse, le manque d'amour, je ne sais plus. L'histoire ne se passe pas à Paris, mais en province, quelque part dans le Centre. Pas encore vraiment pute, juste les prémices, en stage de formation accélérée quoi ! Bref, lui en avait seize. Un môme ! Très grand pour son âge, comme on les fait maintenant, très baraqué. Et en même temps très beau, très stylé, très blond, avec des châsses... on aurait dit de la porcelaine. Je le conduisais à son lycée, j'allais le rechercher le soir. Je prenais mes repas en face du bahut pour le guetter, pour le déguster des yeux. Nous nous sommes aimés pendant toute une année. Et puis la police s'en est mêlée, le proviseur, tous les gens bien, les gens respectables qui se foutent du bonheur. Comme si le bonheur pouvait détourner les mineurs ! J'ai donc été convoquée par un commissaire. Si je n'avais pas bénéficié de hautes relations (ça m'a toujours servi dans le métier, aujourd'hui plus encore à Paris), je me serais retrouvée en taule. À crever à petit feu. Parce que dans la France profonde, on ne badine pas avec la morale ! (Songeuse.) « Mourir d'aimer ! » J'aimerais tant revoir ce film qui à l'époque nous avait bouleversés… Vous vous souvenez ? C'est l'histoire d'une prof qui a commis le crime de tomber amoureuse d'un de ses élèves et que la bonne morale a acculée au suicide. Le genre de violence qui arrivait autrefois, la tornade des sentiments, un tsunami d'amour !!… On aurait plutôt envie que ça recommence, non ? Il n'était pas violent, lui, ô non ! Si attentionné, si touchant… Mon élève à moi s'appelait Johan. (Rêveuse.) Il s'appelle toujours Johan puisqu'il garde une place dans mon cœur, indétrônable, indémodable. »

[Extrait de AMOUR(S), Trilogie théâtrale, L'Harmattan, 2010]