« Tu as le corps des jours et des saisons. Tu n'as jamais le même corps. Parfois je pense, à te guetter, que tu ne t'appartiens pas. Ta peau ne prend jamais l'ombre ou la lumière de la même manière. Corps recroquevillé, lové sur lui-même, comme au sortir du ventre d'une mère : chaque sommeil t'enfante et te délivre neuf, à mes regards. Ou bien, corps plaqué au drap, tu es là couché sur le ventre, jambes et bras en V comme si tu tombais du ciel : chaque éveil te livre à moi comme au terme d'une chute. Parfois, quand tu me tiens dans tes bras, quand je t'écrase contre moi, tout se met à tournoyer. Plus aucune pesanteur pour nous retenir. L'espace est tourbillon.

Tu as le corps des jours et des saisons. Tu n'as jamais le même corps. Ta peau a l'odeur de nos balades. Elle prend celle du vent ou bien celle de l'herbe. Elle retient les senteurs de terre meuble, et le parfum des aubépines. L'odeur de ta peau m'égratigne. Acre, je m'y plonge et j'y goûte comme un alcool fort. Il n'y a pas de pli en toi qui ne recèle une netteté exhalante. Chacun de tes pores m'est une bouche et j'y respire tout ce que tu as capté de lumière et de pluies, de soleil et de nuit. Chaque senteur, chaque odeur, chaque parfum m'est une découverte. Tu es toute une nature réunie en un corps, comme un poing.

Tu as le corps des jours et des saisons. Tu n'as jamais le même corps. Et le jour, pour nous, est moment de guet. Je t'observe, habillé, allant, marchant, lisant, travaillant ou t'occupant de telle ou telle tâche pour la maison. Je te traque. Je t'attends. Je t'imagine sous tes vêtements, fixant pour moi toutes sortes de senteurs. Ce que tu respires et fixes le jour, je le hume de nuit. Et parfois, à te voir me sourire, prendre une distance à bout de bras pour souffler un instant, au cœur d'une étreinte, je me dis que tu es heureux de ce que tu me livres là, comme un souffle de toi-même toujours renouvelé. Jamais rien de toi ne m'est familier. Je ne te reconnais pas. Je t'observe, le jour durant, puisqu'il est d'habitude de ne nous retrouver que la nuit, en m'interrogeant sur la nature de ton corps à venir, du corps de la journée. Et le temps passe ainsi de jour en jour. En cela, tu m'étourdis. Sous tes vêtements, tu fais des réserves de vie.

(…) Tu as le corps des jours et des saisons. Tu n'as jamais le même corps. Et là, derrière tes genoux, qu'ai-je découvert ? D'autres plis encore, tout emplis de sel, comme un goût de sang. Parfois, entre mes dents, aussi, un de tes poils, et je le croque. Tout de toi est beau. Comme je voudrais dire tout cela à la mesure vraie des silence qui sont partage, des élans qui sont heurts, des étreintes qui à chaque fois nous font renaître, aiguisant nos désirs. Il n'y a de lassitude que pour ceux qui n'admettent pas qu'ils sont ce qu'ils sont. Il n'y a de saleté que pour ceux qui ne savent pas s'aimer, et aimer, se regarder tels qu'ils sont et regarder l'autre tel qu'il est, toujours différent, au gré du temps. Il n'y a pas que le corps. Mais tout passe par le corps, pages de l'esprit.

Tu as le corps des jours et des saisons ! Je gravite autour de toi. Tu me lâches dans l'espace pour mieux me rattraper. Surtout, ne m'abandonne pas, un jour. Je n'en finirais pas de tomber. Le temps tisse et nous tisse pour nous envelopper. Nous nous usons, limons, rabotons l'un et l'autre. Il ne restera de nous que des corps vieillis. Et un jour quelque chose craquera en toi, ou en moi. Mais pour l'instant, suite d'instants, que la chute est ascendante ! Elle nous grandit quand tout nous fut enseigné pour tapir et enrayer. Tu me regardes ? Je suis déjà dans tes yeux. Tu me tends la main ? Je roule déjà dans la vallée de tes paumes. Tu te déshabilles ? Je regarde ton sexe sombre, sa poche lourde, sa toison en broussaille et je fais déjà la quête buissonnière. Je me perds dans cette forêt vierge. Je salue le totem. Mon chant est celui des bergers d'autrefois, quand les hommes de loi n'avaient pas encore trop travaillé. Quand ils n'avaient pas encore inventé la propriété de toute nature. Quand nous étions encore Nature. Ici, à l'orée de la ville, au lieu de notre sang et de notre naissance, nous vivons ce que notre siècle ne vivra définitivement plus. Peut-être sommes-nous les derniers d'une tribu sauvage ? Où sont les autres que nous ne rencontrerons jamais ? Ah ! s'ils pouvaient savoir que nous existons, nous aussi. Le grand repas de nos corps est salut. Il nous restaure. »


Yves Navare, Le petit galopin de nos corps, Robert Laffont, 1977. Réédité en livre de poche et aux Editions H&O.


« Le petit galopin de nos corps ». Joseph et Roland. Un des plus beaux livres d'Yves Navare. Le plus beau livre d'amour que je connaisse. Une oeuvre grave, frémissante, passionnée. Comme nous deux, ils avaient épousé des femmes – Sabine et Clotilde ; comme nous deux, ils ont eu des enfants qui ont grandi et sont partis. Mais rien ne les a plus séparés, sauf maintenant la mort qui a pris Joseph. C'était prévu depuis toujours – ne pas vieillir indéfiniment ensemble – mais tellement cuisant lorsque survient l'absence ! Alors Roland raconte dans un cahier ce que fut leur vie durant près de trente années. « Ces pages me sont herbes coupantes. Aujourd'hui, 8 juin 1935,pas même un mois après ta mort, Joseph, par le secours de cette encre, et de ce stylo que je saisis comme nous nous sommes brandis, je vois bien que notre vie tient aux mots. Et si, après tout, nous allions vivre deux fois ? Deux portraits de nous. L'un en creux, de notre vécu, de notre combat. L'autre, en pleins et déliés, de ce cahier. Ai-je été sacrilège ? Le second oblitère-t-il le premier ? Ou bien est-il tremplin ?»

Car le temps presse et menace d'effacer…