FUSION ABYSSALE
Par Michel Bellin le vendredi 15 mai 2009, 07:29 - Lien permanent
Quand je me repasse le film de nos étreintes si tendres, si violentes… si apaisantes et si désespérantes…si folles et si drôles, parfois franchement incongrues (« babouineries » puisque tel est le mot que nous avons adopté pour ce genre de gymnastique euphorisante), je me retrouve tout à fait dans le réalisme matérialiste du cher Michel Onfray. Ce n'était donc que ça ?!!! C'est tout ça et - après avoir savouré - il vaut mieux en rire aux larmes qu'en pleurer amèrement. Joyeuse nouvelle ou cruelle démystification ? En tout cas, « c'est » et j'ajoute « c'est très bien ainsi » loin des bêlements romantiques, des prétentions fusionnelles ou des consolations spiritualistes. Oui, la meilleure conclusion du bel et bon jouir : un formidable éclat de rire et une lucidité coup après coup plus aiguisée. Certes, comme disait Mireille Havet, qui ne baisait guère : « Les plaisirs de la chair sont de cendres ; elle a l'éclat du phénix, mais d'elle, on ne renaît pas. » Peut-être mais en tout cas, rien de tel pour engloutir le Temps dans la fulgurance de l'instant frénétique !
Pour un philosophe matérialiste et hédoniste (dont le prototype antique est Lucrèce), le désir est d'abord une réalité matérialiste : ni manque ni aspiration à la complétude, mais excès qui vise le débordement. Se répandre, voilà le projet. Point n'est besoin pour autant d'enrober cette nécessité dans des roucoulades, des déclarations, des postures ridicules, des promesses impossibles à tenir.
Désirer, c'est expérimenter le travail d'une énergie qui engorge et appelle expansion. Lucrèce traque la solitude existentielle partout, jusque et y compris là où la vérité dérange : dans les draps d'un lit, sous l'alcôve amoureuse, quand deux corps se prêtent, se donnent, s'échangent et s'abandonnent au spectacle de leur tentative de s'éviter tels qu'ils sont, contraints à eux-mêmes, prisonniers de leur désir propre, incapables de communiquer. Pas de communication de substance, pas d'âmes qui se mélangent, pas de corps qui s'identifient ; le philosophe est formel : dans la sexualité, on exacerbe la nature séparée des monades et leur définitive incapacité à se pénétrer, se fondre, s'unir et fusionner.
D'où les aspirations infructueuses à cette impossible confusion par les baisers, les pénétrations, les pincements et griffures, les morsures, les étreintes, les sueurs, les salives et les substances mélangées, les succions, les désirs d'incorporation buccale. Or, rien n'y fait : chaque corps demeure désespérément dans sa forme, dans sa complexion, essentiellement inchangé. Dans le désir sollicité et le plaisir exacerbé, chacun expérimente l'extase autiste et la volupté solipsiste, radicalement étranger aux émotions de l'autre qui le concernent par les seules satisfactions égoïstes et narcissiques qu'elles lui procurent. La jouissance de l'autre intéresse car elle fait la démonstration narcissique d'une capacité à la déclencher, à la produire, d'où la satisfaction induite à se sentir puissant dans la possession et l'appropriation, la réduction et l'assujettissement. On jouit du plaisir de l'autre parce qu'on le déclenche – on ne jouit pas le plaisir de l'autre.
Naître, vivre, jouir, souffrir, vieillir et mourir révèlent l'incapacité à endosser une autre histoire que la sienne propre et l'impossibilité viscérale, matérielle, physiologique, de ressentir directement l'émotion de l'autre. Avec lui, près de lui, à ses côtés, au plus proche, certes tendresse autant qu'empathie restent possibles, mais pas à la place de l'autre, avec sa conscience, dans sa propre chair. Jouir de la jouissance de l'autre ne sera jamais jouir la jouissance de l'autre. Pareillement pour ses souffrances et les autres expériences existentielles.
On désire la fusion, on réalise l'abîme.
Michel ONFRAY, Théorie du corps amoureux, Grasset, 2000.