LETTRE A YOUSSEF


C'est pour toi, Youssef, que je mets en ligne ce courrier que tu ne liras pas. Car tu n'es pas encore assez familiarisé avec l'écrit et tu préfères surfer sur les sites de foot plutôt que sur les blogs littéraires ! Parce que surtout j'ai dû modifier ici ton prénom par prudence, pour les raisons que tu sais.

Tu n'es en effet qu'un sans-papiers, un sans droits, Petit Prince des précaires te glissant au milieu des patrouilles. Tu as pourtant la baraka : tel l'oisillon tombé du nid, tu fus recueilli par mon meilleur ami (appelons-le Julius, principe de précaution). Il t'héberge, te gâte, te soigne, parfois il te gronde. En toute illégalité depuis bientôt 4 ans. En toute gratuité : ton "père" français n'exige pas en retour des miettes de tendresse ; toi, tu l'aimes à ta façon, sans les mots pour le dire. Mais vous partagez le même pain.

Vendredi soir, en présence de quelques amis sûrs, nous avons fêté le 80ème printemps de Julius. Assis entre nous deux, tu étais, Youssef, si rayonnant ! J'ai pensé : si vulnérable. Etait là aussi l'autre oiseau exotique, lui aussi recueilli par Julius. C'était il y a longtemps... Quelque 20 ans plus tard, il (appelons-le Hedi) travaille en France, s'est marié, bel appartement et solide métier tandis qu'une blonde jeune fille illumine leur couple. Il présente, lui, le pedigree réglementaire (c'était avant, au bon vieux temps des naturalisations) et c'est l'essentielle différence qui vous sépare, outre le chauvinisme (rien de commun entre l'Algérie et la Tunisie !).

Je me rappelle ce jour de juin 2005. La visite de Julius te concernait. « Je suis trop faible, je crois que je vais refaire la même bêtise... » Et moi, faisant le raisonnable : « Promets-moi qu'il partira à la fin de l'été. » Tu es resté, Youssef, et nul ne le regrette même si rien n'est réglé. Seule certitude : si l'Histoire ne bégaie pas, l'Amour Pur s'honore de récidiver.

Tu t'es donc mis à travailler, à te débrouiller, ici un marché, là un chantier. Toujours des petits jobs (tu excelles dans le carrelage). Quand tu bosses, c'est toujours trop (week-end compris) et Julius est fâché car je ne te vois plus. Quand tu chômes, c'est trop longtemps et Julius est encore fâché que je ne te voie pas non plus. Car tu ne veux pas déranger, tôt envolé, tard rentré. Parfois, je brandis le Code du Travail, tes coreligionnaires n'étant pas, loin de là, les employeurs les plus exemplaires. Toi, tu ris : qu'y peux-tu ? Tu m'as même dit que tu travailles actuellement pour un particulier, mais tu ne seras payé qu'à l'été. J'ai pesté : avant l'août, foi d'animal, intérêt et principal !

Pas facile de cohabiter dans 40m2 pour deux êtres que séparent - plus que 50 années d'âge - l'éducation et la culture... autant dire des siècles ! Tu m'as confié que Julius parfois t'agaçait, plus inquiet pour tes insomnies que dix mères réunies ! Parfois c'est Julius qui s'irrite de ta désinvolture, il soupire que tu n'es qu'un « pauvre gosse » qui ne connaît rien à rien. Chacun de vous a raison ; moi, en douceur, je fais le tampon. Parfois, Youssef, tu exagères, je te le dis franchement : pourquoi refuser d'accompagner Julius, de faire à ses côtés trois pas sur le boulevard ? Trop jeune, trop rebeu, le parfait gigolo ! Voilà ce que tu imagines, ce qui ulcère Julius car ça n'a rien à voir - et tu le sais. Tu as tout faux mais tu as appris à te méfier des autres, à déminer leur regard. Qui te le reprochera ? Heureusement, l'orage passe vite et toi, petit Youssef, tu ris à nouveau en empruntant ses beaux costumes pour sortir courtiser le printemps. Puis, de retour à la nuit, tu mordilles affectueusement la joue de Julius. « T'en fais pas, papounet, je risque rien ! »

Mais si, Youssef, tu risques tout ! Et, ce jour-là, ni Julius ni moi ne pourrons rien pour toi. Ni même l'avocat déjà contacté. Il a soupiré, levé les bras au ciel : face à la politique du chiffre, rien à envisager, tout est cadenassé.

Une meilleure nouvelle pour finir. La connais-tu, Youssef ? Julius va bientôt publier un livre où il sera question de théâtre. Notre auteur aurait pu consacrer un gros pavé larmoyant à son double périple "adoptif". Mais l'artiste est bien trop modeste et trop stylé ! Juste 20 lignes dans le dernier chapitre. Puisque tu ne liras pas cet opus, petit, demande donc à Julius de te réciter ce passage qu'il nota pour Hedi, qu'il te destine aussi. Apprends par cœur ces mots, grave-les dans ta paume. Si par malheur... il peut fondre sur toi plus soudain que le gypaète de Kabylie... si, à Allah ne plaise, tu devais faire du tourisme forcé du côté de Vincennes, les paroles de Julius seraient ton talisman et ton avenir, quoi qu'il arrive. Ta seule garantie et la plus belle plaidoirie au doux pays de France pour qu'y reviennent enfin l'équité et l'hospitalité.

« Nous avons longuement lutté ensemble dans ce pays hostile et, grâce à ton courage et à tes dons manuels que j'admire, grâce à ma persévérance aussi, nous avons fini par gagner. Tu es ma plus belle victoire, ma récompense aussi. Tu m'as appris la patience - qui n'est pas mon fort, la tolérance aussi, le dévouement sans retour, l'oubli de soi, en un mot : l'amour. Sois-en remercié. »

Michel

PS Et que la musique de Cheb Mami te porte longtemps chance !