Dans son beau livre sur la Sagesse des mythes, qui obtient un succès mérité, Luc Ferry revient sur l'un de nos vieux conflits philosophiques. La sagesse, explique-t-il, du moins telle qu'elle est pensée par les stoïciens, les épicuriens, mais aussi, excusez du peu, Spinoza et Nietzsche, revient à « habiter autant que possible le présent », à l'accepter « avec amour, même quand il est terrible » (c'est le thème fameux de l'amor fati chez Nietzsche : l'amour de ce qui est), enfin à dire « oui » au réel. Et l'ami Luc d'ajouter : « Je n'ai jamais réussi à comprendre comment on pouvait, à la manière de Nietzsche, de Spinoza, ou des stoïciens, dire « oui » à tout ce qui advient. Du reste, je ne suis même pas sûr que cela soit souhaitable. Que signifierait le « oui » à Auschwitz ? » Argument « vulgaire » ou « trivial », reconnaît-il. Ce sont souvent les meilleurs, qu'on ne juge triviaux que par l'impossibilité où l'on est d'y répondre. Essayons pourtant.

Première remarque en forme de question : que signifierait dire « non » Auschwitz ? Nier que cette horreur ait existé ? C'est ce qu'on appelle le négationnisme, et le contraire d'une sagesse.

Je sais bien que reconnaître une existence n'est pas l'approuver. Mais qui nous demande d'approuver Auschwitz ? Croit-on qu'Epictète, Spinoza ou Nietzsche approuvaient les imbéciles, les lâches, les salauds ? Ce serait confondre, dirait Nietzsche, le oui tragique (Ia en allemand) avec le hi-han (I-A) de l'âne, qui ne sait qu'approuver et obéir. Ce serait confondre l'acceptation et l'approbation.

Je revois mon amie Cristina Castermane, déjà rongée par le cancer qui allait l'emporter quelques mois plus tard, nous dire, de sa belle voix douce et fatiguée : « Il y a deux façons de dire oui. On peut dire oui parce que tout est bien. Ou on peut dire oui parce que tout est. Ce n'est pas du tout la même chose… »

Elle avait raison. Le premier « oui », celui de l'approbation, n'a de sens que religieux (si l'on croit en une providence divine). C'est le contraire du tragique : si tout est bien, il n'y a plus de tragédie. C'est le contraire de la révolte : si tout est bien, il n'y a jamais à résister. C'est le oui de l'âne ou du béni-oui-oui. On le trouve parfois chez les stoïciens, jamais chez Epicure, Spinoza ou Nietzsche. Parfois chez les croyants, mais point chez tous : voyez Job ou l'abbé Pierre.

Le second « oui », celui de l'acceptation, ne relève pas d'un jugement de valeur (« le cancer est bon ») mais d'un jugement de fait (« oui, j'ai un cancer »). Comment autrement le combattre efficacement ? Comment, si on ne peut le guérir, l'affronter lucidement ?

Bref, il n'est pas question d'approuver Auschwitz ! Il s'agit simplement d'accepter cette horrible et tragique vérité, autrement dit ne pas faire comme si la Shoah n'avait pas existé. Cela relève d'une double exigence de fidélité, vis-à-vis des victimes, et de vigilance, concernant le présent ou l'avenir. C'est le contraire du négationnisme, mais aussi, dirait Freud, du déni et de la dénégation.

« Soit, diront certains, je veux bien accepter le fait, mais pas « avec amour » ! » Qu'ils l'acceptent donc avec haine, ce n'est pas moi qui le leur reprocherai. Mais qui verrait, dans cette haine que je partage, une sagesse ? Ni Epicure ni Epictète ni Spinoza ni Nietzsche, certes, mais pas davantage Bouddha ou Jésus. Cela commence à faire beaucoup de monde…

« Aimer ses ennemis », comme disent les Evangiles, cela suppose qu'on en ait. Ce n'est donc pas les approuver, ni renoncer à les combattre. C'est les affronter sans haine, ou avec le moins de haine que l'on peut, voire avec amour, parfois, lorsqu'on en est capable. Aucun sage, mon cher Luc, ne nous en demande davantage.


André Comte-Sponville, « Deux façons de dire oui », in Le Monde des religions « Les philosophes et Dieu », mars-avril 2009.